Autour de la " social-démocratie libertaire "
Le texte qui suit constitue une réponse à un texte de Philippe Corcuff intitulé Éléments
de discussion avec Ariane Miéville. À propos du no 6 de la revue ContreTemps (" Changer
le monde sans changer le pouvoir ? Nouveaux libertaires,
nouveaux communistes "). Texte disponible sur
le site http://1libertaire.free.fr/Actualites01.html et qui constituait lui-même une réponse
un autre texte disponible sur ce site, intitulé Quand des trotskistes veulent devenir libertaires.
Ce texte était une recension du no 6 de la revue
ContreTemps, elle-même intitulée Changer
le monde sans prendre le pouvoir ?... Vous suivez toujours
? C'est bien, mais ce n'est pas obligatoire. J'ai fait
de mon mieux pour que cette contribution se suffise
à elle-même et puisse intéresser
y compris les personnes qui n'ont pas suivi les épisodes
précédents.
En ouvrant ContreTemps no 6, je voulais élucider
une question simple : les trotskistes sont-ils en train
de devenir libertaires " pour de vrai " ou
veulent-ils récupérer le concept pour
avoir une meilleure image ? La réponse que j'ai
trouvée n'était pas exactement celle
que j'imaginais. Je pense maintenant que pour certains
membres de la LCR, le " sirop " libertaire
pourrait aider à faire passer, dans leurs rangs,
une " pilule " social-démocrate. Bien
sûr, pour ses promoteurs, il ne s'agirait pas
de passer du trotskisme au social-libéralisme
actuel, mais de refonder une social-démocratie
néo-réformiste qui " change le monde
". Philippe Corcuff parle à ce propos d'un
projet " composite ", " puisant dans
une pluralité de traditions ". Je veux
bien accepter cette définition, par contre,
je refuse d'y voir " une nouvelle politique d'émancipation
". Au contraire, je vais essayer de démontrer
que le recours aux institutions politiques va à l'encontre du développement des mouvements sociaux.
Et je tenterai aussi de répondre au faux dilemme
" démocratie ou totalitarisme ". Mais
avant de poursuivre sur la " social-démocratie
libertaire ", je vais préciser ma posture,
mon identité et dire comment je perçois
celle de mon interlocuteur. Cela me permettra de répondre
à certaines questions annexes qu'il me pose,
comme celle de savoir si, à mes yeux, le monde
est simple ou compliqué...
Militant(e)s et sociologues
Ph. Corcuff et moi-même avons des points communs,
nous sommes militants et sociologues. Ce qui nous différencie,
c'est que j'ai l'impression d'être plus militante
que sociologue et que l'inverse est vrai pour lui.
Je pense que l'exigence de rationalité que l'on
doit avoir vis-à-vis d'une théorie sociologique
n'est pas exactement la même que celle que l'on
peut attendre d'une doctrine ou d'une philosophie politique.
Ces dernières reposent sur des valeurs, des
principes, certaines traditions ou sagesses dont on
ne peut pas toujours prouver la cohérence, mais
qui font partie de leur histoire et sont parties prenantes
de leur identité.
Tout en étant convaincue que la connaissance
du monde est utile à qui veut " changer
le monde ", je pense qu'elle ne remplace pas la
volonté, la force de conviction, l'habileté,
le courage et toutes les autres qualités dont
peuvent faire preuve les militants. Ainsi, je puise
dans mes connaissances sociologiques des outils utiles
à mon action, bien plus que je n'essaye de vérifier
mes présupposés théoriques en
les appliquant à ma pratique militante.
Je définirais ma posture comme étant à la fois " réaliste " et " relativiste
".
Réaliste, car je pense que le monde existe indépendamment
des explications qu'on peut en donner. Ainsi les théories
sociologiques ne produisent pas ce qu'elles observent
et elles doivent être vérifiées
ou pour le moins illustrées par un certain nombre
d'exemples.
Relativiste, car je pense que les différentes
cultures et traditions (idéologies, doctrines,
religions...) ont toutes une efficacité, une
logique interne et qu'elles produisent du sens pour
ceux qui les vivent. Si nous adhérons à l'une ou l'autre, c'est le plus souvent au nom de certaines
valeurs que nous jugeons primordiales et pour lesquelles
nous sommes prêts à nous battre.
Max Weber distingue deux types de rationalités,
la rationalité en finalité, dite aussi
rationalité instrumentale et la rationalité en valeur. Dans la plupart des actions humaines et
notamment dans celles des anarcho-syndicalistes dont
je me revendique(1), ces deux types de rationalité sont à l'oeuvre, puisqu'il s'agit, en l'occurrence
d'avoir à la fois une efficacité immédiate,
la satisfaction des revendications syndicales, et de
défendre les valeurs du communisme libertaire
(égalité et liberté).
N'importe quel sociologue vous dira que les valeurs
sont à l'origine de normes qui peuvent être
implicites (non-dites) ou explicites (écrites
dans des lois, règlements, statuts, contrats...).
Chez les anarcho-syndicalistes, les normes explicites
figurent dans les statuts et les accords de congrès.
Leur élaboration est " démocratique
" ou plutôt fédéraliste, dans
le sens que la décision est prise à la
majorité, en congrès, par les représentants
des syndicats. Ceux-ci, à la différence
de ce qui se passe dans la " démocratie
bourgeoise ", n'y défendent pas leurs idées,
mais celles de leurs mandants. Les délégués
ont certes une marge d'interprétation et peuvent
passer des compromis, mais ceux-ci peuvent être
ou non ratifiés par les adhérents du
syndicat. On peut penser ce que l'on veut de ce fonctionnement,
mais toute personne honnête reconnaîtra
qu'il n'est guère susceptible de produire un
totalitarisme ou une dictature.
Des idées simples
Si j'ai dit dans mon précédent texte qu'il
" faut mettre en avant des idées simples
" ce n'est pas seulement parce qu'elles sont plus
faciles à communiquer, mais surtout parce que
chacun peut avoir une opinion à leurs propos.
Rien de tel avec des propositions ambiguës qui
permettent de rassembler des gens qui pensent différemment
(par exemple des réformistes et des révolutionnaires)
parce qu'ils ont compris différemment le discours.
Une tare des " sociologues militants " est
d'exiger des membres de la " base " qu'ils
fassent l'effort d'apprendre leur langage, d'étudier
leurs théories, avant de pouvoir se prononcer
sur les options à choisir. Rien de tel pour
produire une petite cour d'initiés autour du
" professeur " ou du leader charismatique...
C'est au nom des " idées simples " que je récuse l'affirmation de Ph. Corcuff suivant
laquelle la " position kantienne libertaire, les
moyens doivent ressembler aux fins est sociologiquement
impossible ". Je ne dis pas que des idées
comme l'autogestion, la rotation des tâches,
le mandat impératif, le souci de promouvoir
l'égalité entre les militants, etc. soient
faciles à réaliser avec des gens qui
vivent l'inverse au quotidien. Il n'en reste pas moins
que la volonté des anarchistes qui fut longtemps
celle du mouvement ouvrier dans son ensemble de conserver
leur autonomie, de construire une contre-société en marche, pourrait bien être plus prometteuse
sur le long terme que celle qui consiste à s'installer
dans les institutions en place en prétendant
les subvertir.
Ne pas changer ou ne pas prendre le pouvoir ?
Le titre du no 6 de la revue ContreTemps laisse planer
un doute, en disant " Changer le monde sans prendre
le pouvoir ? ", ses rédacteurs pensent-ils
que le pouvoir ne doit pas être pris, mais détruit
d'une manière ou d'une autre, ou veulent-ils
dire que le pouvoir gouvernemental actuel doit rester
en place ? Il me semble que Ph. Corcuff est partisan
de la seconde alternative. Le lapsus qu'il fait dans
le sous-titre de sa réponse à mon précédent
texte est à ce titre révélateur,
puisque au lieu d'écrire " Changer le monde
sans prendre le pouvoir ? ", il met " Changer
le monde sans changer le pouvoir ? ".
Par ailleurs, la notion d'équilibration des tensions
qu'il pêche chez Proudhon et D. Colson et qu'il
oppose à l'idée de dépassement
des contradictions de la dialectique hégélienne
signifierait, si je l'ai bien compris, que les opposants
ne peuvent être créatifs que s'ils ont
quelque chose à quoi s'opposer et qu'ils deviendraient
stériles dans une société apaisée.
Même topo à propos du capitalisme qui semble,
lui aussi, indépassable. Quand Ph. Corcuff me
reproche une régression par rapport à l'apport majeur des courants libertaires, qui est :
" une approche de la pluralité des formes
de domination non nécessairement intégrées
fonctionnellement à un " système
" unique appelé système capitaliste
", veut-il simplement dire que certaines formes
de domination, à la tête desquelles l'oppression
des femmes, ont préexisté au système
capitaliste et peuvent fort bien lui survivre ? Dans
ce cas, nous serions d'accord. Ou veut-il dire que
le capitalisme et d'une manière générale
l'économique est secondaire par rapport au politique
?
Personnellement, je ne pense pas, comme les marxistes,
que " l'infrastructure détermine la superstructure
" (que l'économique détermine le
politique) en tout lieu et en tout temps. Par contre,
je partage la vision de Karl Polanyi dans La grande
transformation(2), selon laquelle, à un moment
donné, lorsque la force de travail, la terre
et la monnaie sont devenues de simples marchandises,
l'économique s'est " désencastré " du social et est devenu déterminant.
Raison pour laquelle, à l'heure de la mondialisation
libérale, les gouvernements ont une faible marge
de manoeuvre et pratiquent tous le même type
de politique économique et sociale. Il s'en
suit une fuite en avant désastreuse sur tous
les plans (social, écologique, sanitaire, culturel...).
Croire qu'il est possible de changer ce système
en utilisant les possibilités offertes par la
" démocratie réellement existante
", ou rechercher une sortie de cette civilisation
destructrice à partir de l'auto-organisation
de celles et ceux qui en subissent les méfaits,
sont deux choses différentes.
Pour moi, rien ne permet de dire que la seconde alternative
soit plus utopique ou dangereuse que la première,
bien au contraire. Il est primordial, surtout, qu'on
ait la possibilité de choisir entre ces deux
programmes. Raison pour laquelle il est important de
les distinguer afin d'éviter un " doux
mélange " qui ferait que celles et ceux
qui croient participer à l'un soient en train
de renforcer l'autre sans le savoir.
La " social-démocratie libertaire " : une nouveauté ?
Il y a environ 150 ans, Karl Marx affirmait que " jusqu'ici les philosophes n'ont fait qu'interpréter
le monde [et qu'] il s'agit maintenant de le transformer
". Dans les décennies qui suivirent, les
discussions portant sur " comment réaliser
le communisme (et le socialisme) " ont pris le
pas sur celles portant sur le contenu du projet. Et
c'est à partir des divergences sur ce " comment... " que se sont construits les différents
courants et organisations du mouvement ouvrier.
C'est également autour du thème du changement
de société que la " social-démocratie
libertaire " se distinguerait des autres tendances.
Mais avant d'en parler, je rappellerai, de manière
très schématique, les conceptions des
uns et des autres.
Chez les marxistes, il existe l'idée qu'à partir d'un
certain niveau de développement des forces productives, les
contradictions du capitalisme rendent possible et nécessaire
l'avènement du communisme. Les marxistes, et les bolcheviks
à leur suite, comptent sur un parti centralisé pour
diriger la révolution et s'emparer du pouvoir d'État.
Celui-ci étant censé dépérir de
lui-même par la suite avec le développement d'une
société sans classe. Le problème, c'est que les
expériences du " socialisme réel " (pays de l'Est, Chine,
Cuba...) ont démontré qu'entre les mains d'un parti
unique, même prétendument " ouvrier ", l'État, loin
de dépérir, prend des formes dictatoriales, et les
inégalités sociales persistent...
Pour les sociaux-démocrates, le socialisme constitue
aussi la suite logique et souhaitable du capitalisme.
Mais pour eux, la prise du pouvoir doit passer par
les urnes et le socialisme s'établir progressivement,
par des réformes. Malheureusement, les socialistes
parvenus au pouvoir grâce au bulletin de vote
n'ont jamais instauré le socialisme.
Chez les anarchistes, il n'y a pas vraiment un modèle
du changement social. Il me semble que pour beaucoup
d'entre eux la société égalitaire
ne constitue pas l'aboutissement du " progrès
" capitaliste, mais une forme de société " naturelle ", " juste " qu'un
dérèglement provisoire (le capitalisme
et les différentes formes de domination) aurait
transformé. Les anarchistes se préparent
en vue du moment propice : crise sociale, grève
générale... pour détruire le pouvoir
en place, s'emparer des moyens de production et instaurer
une société libre et égalitaire.
Pour eux, ce changement ne peut pas partir du sommet
(prise du pouvoir), mais doit venir de la base qui
s'auto-organise sur les lieux de travail, dans les
quartiers, etc. Jusqu'ici, la preuve de la viabilité d'un tel projet, sur une large échelle et sur
le long terme(3) n'a pas été faite.
Face à ce qui peut apparaître comme des
impasses, on comprend que certains aient envie d'inventer
d'autres modèles comme celui de la " social-démocratie
libertaire ". Mais d'abord, s'agit-il d'une nouveauté ?
Le premier courant politique que je connaisse qui ait
essayé de faire tenir ensemble les idées
libertaires et celles de la social-démocratie
est français. Il s'agit des " allemanistes
" (du nom de leur leader Jean Allemane 1843-1935).
Bien qu'il allât être par la suite député pendant cinq ans, Jean Allemane écrivait, en
1896, à l'intention des politiciens : " à votre " prise du pouvoir " nous
opposons aujourd'hui la " fin du pouvoir ",
l'avènement de la seule administration des choses
"(4). Partisans de la grève générale
révolutionnaire, ceux que certains appelaient
les " allemanarchistes " avaient créé,
en 1890, le parti ouvrier socialiste révolutionnaire
(POSR). Dans une contribution rédigée
pour un congrès ouvrier révolutionnaire
prévu à Paris en 1900, les représentants
de ce parti proposaient par ailleurs " la conquête
des pouvoirs publics comme moyen de propagande "(5).
En 1905, les allemanistes rentrèrent dans le
rang social-démocrate en participant à la réunification des socialistes français
au sein de la SFIO.
La tentation social-démocrate est plus répandue
qu'on ne le pense en milieu libertaire. Pour l'illustrer
nous allons donner deux exemples qui, à la différence
de l'allemanisme, sont le fait de groupes reconnus
comme appartenant à la famille libertaire.
Un syndicat suédois, la Sveriges Arbetares Centralorganisation
(SAC), membre fondateur de l'AIT anarcho-syndicaliste
en 1922, a connu, dans les années 50, une évolution
qui l'a amenée à quelque chose qui pourrait
ressembler au projet de Ph. Corcuff. Constatant que
le capitalisme libéral avait entraîné une augmentation générale de la production
et de la consommation et que les sociétés
" communistes " avaient engendré des
systèmes totalitaires, les dirigeants de la
SAC renoncèrent " à la " baguette
magique " de la révolution "(6). En
1954, la SAC reçut une importante subvention
étatique qui lui permit de créer sa propre
caisse de chômage. En parallèle, un certain
nombre de ses militants étaient membres d'un
parti " municipaliste ", auquel la presse
du syndicat ouvrait ses colonnes lors des campagnes
électorales. Les dirigeants de la SAC pensaient
que la cogestion ou " démocratie industrielle
" qui se développait alors en Suède
était un premier pas vers l'autogestion... Cet
espoir n'a pas abouti !
Outre le fait d'accepter des subventions de l'État,
de participer à des institutions paritaires
de cogestion et éventuellement à des
élections, certains " sociaux-démocrates
libertaires " considèrent, comme les sociaux-démocrates
tout court, qu'on peut militer aussi bien à la base (sur le lieu de travail, dans la rue...) qu'au
sommet, c'est-à-dire au sein d'un gouvernement.
Un exemple qui m'est proche (géographiquement)
illustre cette approche.
Il y a quelques années, dans ma ville et mon
canton, le leader d'un groupe libertaire devenait le
conseiller personnel, officiel et rétribué,
du ministre de justice et police du gouvernement local.
Le ministre, un communiste, déclarait alors
aux fonctionnaires en lutte qu'il n'était qu'un
militant de plus, qui militait dans le gouvernement
et que s'il s'était choisi un conseiller anarchiste,
c'était pour ne pas s'endormir. Au final, le
ministre n'a pas été réélu
et les fonctionnaires ont perdu beaucoup de plumes...
Il est utile de préciser que les " réformistes
libertaires " que j'ai pu observer ne tiennent
pas des discours réformistes, mais des discours
révolutionnaires.
Bref, vous comprendrez que je ne sacralise pas l'anarchisme,
que je ne prétends pas qu'il soit l'antithèse
absolue du capitalisme ou quelque chose de spécialement
pur et sacré. Je pense que ses traditions connaissent
des évolutions disparates, dont l'une, reprenant
à son compte le slogan " il est interdit
d'interdire ", s'emploie à transgresser,
dans une " recomposition " particulièrement
hardie, les principes même de la doctrine.
De la démocratie...
J'ai écrit que " dans le système
capitaliste, les dés " démocratiques
" sont pipés et que l'acte électoral
dans le secret de l'isoloir est le plus souvent un
acte irrationnel... ". Devant cette affirmation
Ph. Corcuff me demande si je veux dire " qu'il
faut aller plus loin que les acquis du libéralisme
politique... " ou si je crois que " ces acquis
n'existent pas, que c'est un leurre (...) et que les
démocraties libérales et les régimes
autoritaires, voire totalitaires, c'est bonnet blanc
et blanc bonnet ".
La question ainsi posée est soit très
stupide, soit très mal posée. Pour moi,
la vraie question est de savoir si la démocratie
et le capitalisme sont inséparables. Si l'on
ne peut pas avoir l'un sans l'autre. Sans discuter
ici de la pertinence du concept de " capitalisme
d'État ", on doit noter que le capitalisme
libéral peut fort bien se passer de démocratie
(Chine actuelle, Chili de Pinochet...). Des exemples
historiques montrent que des formes démocratiques
(communautés villageoises par ex.) ont existé dans les sociétés pré-capitalistes.
C'est pourquoi, je poserai l'hypothèse que la
rencontre historique entre démocratie et capitalisme
est fortuite et que le second a en partie phagocyté la première.
Je l'ai dit plus haut, le problème du socialisme,
notamment à la suite de Marx, c'est qu'il a
renoncé à penser son projet, son contenu.
Il nous reste donc à penser les mécanismes
possibles d'une autre démocratie : un vaste
chantier...
Quant à " bonnet blanc et blanc bonnet ",
c'est un piège à ultra-gauche. En ce
qui concerne les anarchistes, ils n'ont pas été les derniers, dans l'histoire, à se battre pour
défendre les libertés et les droits des
gens. Si la " démocratie " ou plutôt
la république pour ce qui concerne la France
n'a pas toujours été en odeur de sainteté,
c'est aussi parce qu'elle a sur ses mains beaucoup
de sang ouvrier.
En Suisse le pays le plus démocratique du monde
on dit souvent que la démocratie use ceux qui
s'en servent et s'use quand on s'en sert. Dans ce pays,
on vote très souvent sur des initiatives populaires
(avec 100'000 signatures de citoyens, un nouvel article
constitutionnel est proposé au vote) et des
référendums (50'000 signatures permettent
de demander un vote populaire sur une loi adoptée
par le parlement). Curieusement tout cela n'est guère
favorable au progrès social. Ces 25 dernières
années, le peuple suisse a refusé en
votation : la limitation du temps de travail à 40 heures hebdomadaires, la retraite à 60 ans
(mais a par contre accepté que l'âge de
la retraite des femmes passe de 62 à 64 ans),
l'assurance maternité. Chaque fois que l'occasion
lui en est donnée, il réduit le droit
d'asile, etc. Dernier succès populaire en date
: l'inscription dans la constitution fédérale
du principe de l'internement à vie pour les
délinquants dangereux !
En Suisse, les militants, y compris d'extrême-gauche,
consacrent une grande part de leur énergie à récolter des signatures et à faire des
campagnes électorales au détriment de
l'action directe. Un exemple : il y a quelques années
une nouvelle loi réduisant les prestations de
chômage a été voté au parlement.
Les comités de chômeurs ont récolté les 50'000 signatures nécessaires, ont fait
campagne et ont gagné. Peu après, le
parlement a voté une nouvelle loi restrictive
(le nombre maximum de jours chômés rétribués
passant de 520 à 400 jours pour les moins de
55 ans), les comités de chômeurs se sont
à nouveau mobilisés, mais cette fois-là,
le gouvernement a mis le paquet et l'a emporté en votation. Après ça, allez organiser
des manifestations de chômeurs... Ils ne bougent
plus, car ils n'ont plus guère de légitimité face au refus populaire.
À l'aube du XXe siècle, des anarchistes
comme Émile Pouget dénonçaient,
au sein de la CGT, la tyrannie souvent conservatrice,
voir réactionnaire des majorités... Ils
n'ont pas toujours été compris. Pourtant
c'est qui se passe aujourd'hui en Suisse : le souci
premier de l'électeur moyen, c'est son porte-monnaie
(et sa sécurité). Les propositions favorables
à des minorités (étrangers, handicapés,
jeunes, pauvres...) ont peu de chance passer. Par contre,
s'il s'agit de payer moins d'impôts, la majorité n'est pas difficile à trouver !
La question des élections
Ph. Corcuff écrit : " Pourquoi mettre la
frontière à priori, de manière
définitive, du côté des institutions
électorales et parlementaires ? Pourquoi seraient-elles
plus corruptrices que la participation au travail salarié,
à la consommation, aux cadres familiaux existants,
à l'école, etc. ? ".
Je pense avoir montré, ci-dessus, combien le
recours aux mécanismes démocratiques
est susceptible de stériliser les mouvements
sociaux. Je voudrais aussi rappeler que le refus de
l'électoralisme constitue un principe fondateur
du mouvement anarchiste, un élément déterminant
de son identité, car c'est précisément
sur ce point qu'ils se sont séparés de
la social-démocratie.
Les anarchistes ont été exclus de la 1ère
internationale, en 1872, au congrès de La Haye,
parce qu'ils avaient refusé un article des statuts
indiquant que " la conquête du pouvoir politique
devient le grand devoir du prolétariat "(7).
L'un des exclus M. Bakounine expliquait ainsi les divergences
entre les deux tendances socialistes : " l'un
et l'autre parti veulent également la création
d'un ordre social nouveau, fondé uniquement
sur l'organisation du travail collectif, (...) des
conditions économiques égales pour tous,
et (...) l'appropriation collective des instruments
de travail. Seulement les communistes [d'État]
s'imaginent qu'ils pourront y arriver par le développement
et par l'organisation de la puissance politique des
classes ouvrières et principalement du prolétariat
des villes, avec l'aide du radicalisme bourgeois, tandis
que les socialistes révolutionnaires, ennemis
de tout alliage et de toute alliance équivoque,
pensent, au contraire, qu'ils ne peuvent atteindre
ce but que par le développement et par l'organisation
de la puissance non politique, mais sociale, et par
conséquent anti-politique, des masses ouvrières
tant des villes que des campagnes... "(8).
Plus tard, les anarchistes participèrent aux
quatre premiers congrès de la 2e internationale
où ils poursuivirent leur lutte contre l'électoralisme.
Le congrès de Londres en 1896 sanctionna leur
expulsion définitive, en exigeant que désormais
seules soient admises les organisations reconnaissant
" la nécessité de l'action législative
et parlementaire "(9).
On considère souvent Proudhon comme le père
de l'anarchisme. En ce qui me concerne, je lui préfère
la figure d'Élisée Reclus également
considéré comme " l'un des principaux
penseurs du mouvement libertaire "(10) et qui
fut le premier rassembleur des anarchistes français.
Bien avant Roberto Michels, Élisée Reclus
avait souligné combien les mécanismes
démocratiques dépossèdent les
électeurs au profit des élus. Reclus
affirmait que le suffrage universel a " accru
cette hideuse classe des politiqueurs, qui se font
un métier de vivre de leur parole, courtisant
d'abord les électeurs, puis quand ils sont en
place (...) mendiant les places, les sinécures
et les pensions... ". Il notait que " jusqu'à maintenant notre métier d'électeur n'a
consisté qu'à recruter des ennemis parmi
ceux qui se disent nos amis "(11). À l'heure
des condamnations pour prises illégales d'intérêts
et autres abus de biens sociaux, ces quelques phrases
du célèbre géographe sonnent encore
juste. Aujourd'hui la " démocratie " fait tellement de déçus qu'elle se met
en danger grâce à ses propres mécanismes.
Comme conclusion provisoire, je soumets à votre
réflexion cet extrait d'une interview du sociologue
Norbert Élias qui n'était pas anarchiste
évoquant son attitude en Allemagne en 1933
:
- Vous sentiez-vous attaché à la démocratie,
au système parlementaire ?
- Je n'aurais pas utilisé le terme de démocratie,
mais j'étais évidemment profondément
opposé à une dictature.
- Il reste qu'il est difficile de comprendre que vous
vous soyez tenu à ce point à l'écart
des choses.
- Mais je ne me tenais pas à l'écart des
choses ! Je faisais de mon mieux. Ne m'en veuillez
pas si je vous demande à mon tour : qu'auriez-vous
donc fait à ma place ?
- Nous aurions au moins voté.
- Et vous auriez alors eu l'illusion d'avoir fait quelque
chose ?
- En tout cas, nous aurions fait ce qui constitue le
minimum dans une démocratie.
- Certes, mais dans la situation de l'époque,
il était évident que le fait d'aller
voter n'était plus l'essentiel. Cela aurait
tout au plus servi à se décharger sur
le plan émotionnel, rien d'autre(12).
Ariane Miéville, février 2004.
Notes
1) Ph. Corcuff affirme qu'il n'est pas trotskiste, pourtant
je persiste à l'inclure dans cet ensemble, parce
qu'il milite dans une organisation " trotskiste
" : la LCR. S'il préfère une autre
dénomination, il lui reste à l'imposer.
Dans la première phrase de son texte, il me définit
comme une " militante libertaire " ce qui
ne me plait pas beaucoup non plus. Dans mon précédent
texte, j'ai utilisé l'expression " libertaires,
anarchistes et apparentés ". Et bien moi,
je fais partie des " apparentés ".
La métaphore de la famille me semble de plus
bien convenir à nos courants. On choisit ses
amis, mais pas sa famille.
2) Karl Polanyi La grande transformation. Aux origines
politiques et économiques de notre temps, Paris,
Gallimard, 1983 (1ère éd. en anglais,
1944).
3) Des expériences de collectivités inspirées
par les anarchistes existent et ont existé dans
plusieurs pays, notamment durant des périodes
révolutionnaires. La Révolution espagnole
de 1936-37 est sans doute l'expérience la plus
importante sur ce plan. Nous ne tenterons pas ici d'en
mesurer l'ampleur et la signification.
4) Le Parti ouvrier, 16-17 avril 1896. Cité dans
le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français,
à l'article consacré à Jean Allemane.
5) Le congrès ouvrier révolutionnaire
international de 1900, dit aussi " congrès
antiparlementaire ", aurait dû avoir lieu
à Paris en même temps que le congrès
socialiste international, à qui il souhaitait
donner la réplique. Il fut interdit au nom des
" lois scélérates ". Les rapports
rédigés préalablement par ceux
qui s'y étaient inscrits ont été publiés dans Les Temps Nouveaux - Supplément
littéraire, no 23 à 32, du 29 septembre
au 1er décembre 1900. Ces rapports existent
sous la forme d'un Tiré à part numéroté de la page 129 à la page 342. La phrase citée
s'y trouve à la p. 200.
6) Evert Arvisdsson, Le syndicalisme libertaire et la
" welfare state " (l'expérience suédoise),
Ed. Union des syndicalistes et CILO, sd. (l'édition
espagnole date de 1960). Texte cité in Collectif
Direct !, Du réformisme libertaire, brochure qui peut être commandée par mail : direct@perso.ch.
7) Résolutions du Congrès tenu à La Haye du 2 au 7 septembre 1872, in Jacques Freymond
(dir.), La première internationale, Genève,
Droz, 1962, Tome II, p. 373.
8) Cité in James Guillaume, L'internationale
- Documents et souvenirs, vol. 1 (1864-1872), Genève,
Grounauer, 1980, troisième partie, p. 160-161.
9) Congrès international socialiste des travailleurs
et des chambres syndicales ouvrières, Londres,
26 juillet - 2 août 1896, Genève, Minkoff
Repint, 1980, p. 6 et p. 459.
10) Selon Yves Lacoste, Paysages politiques, Paris,
Librairie Générale, 1990, p. 14.
11) Le Révolté, du 21 janvier 1882, p.
2.
12) Norbert Élias par lui-même, Fayard,
1991, p. 61.
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