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Le G8 vu de Lausanne
Des questions à propos de la violence

La " violence " a été, une fois encore, le principal centre d'intérêt des manifestations altermondialistes contre le G8. Non pas la violence que fabrique quotidiennement le système capitaliste, non pas les guerres, en Irak ou ailleurs, mais la violence de certains manifestants cagoulés qui s'en prennent aux vitrines des commerces, des banques, etc.
Pour Micheline Spoerri, la cheffe de la police genevoise, il s'agit d'une " nouvelle forme de criminalité urbaine ". Un analyste militaire affirme que " le Black Bloc n'est rien d'autre qu'une bande armée temporaire, planifiant soigneusement des actions de type militaire "(1). Toujours à propos des gens du Black Bloc " la vedette altermondialiste vaudoise "(2) déclare qu'" au lieu de permettre l'auto-émancipation, leurs pratiques autoritaires et militaristes sont aliénantes : elles légitiment (...) l'attitude ultra répressive des forces de police "(3). Bref, face à un tel unanimisme, on pourrait se demander tout d'abord si ces personnes se sont donné le mot ; ensuite, si elles ont le sens de la mesure ; et enfin, si elles ne cherchent pas un bouc émissaire.
Car enfin, dans notre société, les déprédations, les altercations et les bagarres sont fréquentes. Tout le monde sait que la plupart des grands rassemblements sont accompagnés de casse ou d'affrontements. Cela arrive aussi lors de manifestations sportives... Durant les deux semaines qui ont suivi le G8, trois jeunes gens ont été tués à coups de couteau en Suisse romande. Quelqu'un a-t-il fait la moindre comparaison entre ces faits divers tragiques et la " violence " contre les biens en marge des manifs ?
Signalons en passant que la violence policière ne subit pas le même dénigrement que celle des " casseurs ". Même si elle a été critiquée à l'occasion des manifestations contre le G8, il y a toujours des voix pour la justifier ou la féliciter. Après que Martin Shaw ait été grièvement blessé en faisant une chute de 20 mètres, parce qu'un policier a sectionné la corde à laquelle il était suspendu, on a vu le médecin chef des urgences banaliser la gravité de ses blessures et des journalistes ironiser autour de sa personnalité. Quant à la police genevoise, elle pu, sans trop faire de vagues, envahir l'Usine (un lieu alternatif) pour y réaliser des arrestations, ou frapper indistinctement des manifestants pacifiques et des passants, sans que cela ne fasse trop de vagues.

La violence comme enjeu

C'est donc avant tout la " violence " des " casseurs " qui provoque la réprobation, tant de la part des autorités que de la part des organisateurs des manifestations officielles contre le G8. Et cette violence justifierait celle de la police... Essayons de comprendre le pourquoi de cette convergence.
L'Etat voit dans la casse une atteinte à son pouvoir, une remise en question de son exclusivité quant à l'usage légitime de la violence. Lorsque les débordements sont incontrôlés, sa capacité à gérer les situations engendrées par les sommets internationaux est remise en question, avec tout ce que cela implique comme contre-publicité sur le plan international, comme vis-à-vis de certains électeurs.
Quant aux altermondialistes, ils rejettent avec véhémence la " violence " des " casseurs " parce qu'elle trouble et pollue leurs discours politiques. Ces discours souvent abstraits, éloignés de la réalité quotidienne de la majorité, intéressent beaucoup moins la presse et le public que les anecdotes sur les vitrines cassées, les incendies ou les bagarres avec les flics. C'est pour cela notamment qu'ils s'engagent de manière active, non pas à protéger leurs cortèges contre des provocateurs, comme ils le prétendent, mais pour encadrer et contrôler les " violents " susceptibles de les accompagner.
Le paradoxe, c'est que tout le monde pense que des violences auront lieu. Et en tout cas, on n'hésite pas à cultiver l'ambiguïté à ce propos. De la presse qui fait chauffer l'ambiance durant les mois qui précèdent les manifs, aux autorités qui mettent en place des dispositifs extravagants, en passant par les altermondialistes dont les diverses tendances font de la surenchère. Quant on a l'immense ambition de remettre en question les " maîtres du monde " et que l'on sait que les manifestations ne pourront que, dans le meilleur des cas, perturber leur réunion, on crée des frustrations. Il est logique que des personnes en révolte, que la société appauvrit et marginalise, ne soient pas patientes, ni vraiment motivées par les actions symboliques prévues au programme, et qu'elles imaginent spontanément ou non d'autres choses à faire.
Donc, la " violence " faisait partie, dès le départ, des ingrédients prévisibles du voisinage du G8. C'est pourquoi il faut s'intéresser au traitement politique qui l'a accompagnée. Nous pensons que lors de ce genre de manifestations, les enjeux locaux prennent le pas sur le reste. Et que, conscients de la chose, plusieurs des acteurs en présence prennent leurs dispositions pour exploiter ce phénomène à leur avantage. Ayant été aux premières loges dans l'une des localités concernées, nous allons illustrer cette question avec un cas précis.

L'exemple lausannois

Reliée à Evian par de vénérables bateaux de plaisance, à 15 kilomètres à vol d'oiseau de l'autre côté du lac Léman, s'étale la bonne ville de Lausanne chef-lieu du canton de Vaud. L'annonce de la tenue du sommet du G8 ne pouvait laisser indifférentes les diverses forces de la gauche locale. Depuis des mois, cette affaire avait jeté au deuxième plan les autres questions politiques et sociales (expulsions de demandeurs d'asile et de sans papiers, licenciements massifs, projet du président suisse de retarder l'âge de la retraite de 65 à 67 ans... on en passe et des meilleurs).
Parmi les diverses péripéties, il y eut ce vote du Conseil communal (parlement municipal) demandant, ni plus, ni moins, l'annulation du G8 ! Un coup de pub pas cher et sans risque, pour la majorité rose-rouge-verte... Et qui n'empêchera pas, le moment venu, son plus haut magistrat, le syndic (maire) Daniel Brelaz des verts, d'aller sabrer le champagne avec le prince hériter d'Arabie saoudite et le président Lula... logés dans un cinq étoiles de la ville.
Mais n'allons pas trop vite en besogne. À côté d'ATTAC et des gauchistes habituels, nous avons dans notre bonne ville une gauche de la gauche assez curieuse qui n'allait pas manquer de faire parler d'elle. En janvier, prétendant voler la vedette à ses collègues genevois et annemassiens, le député ex-communiste(4) Josef Zisyadis, au nom des altermondialistes lausannois, qualifiait Lausanne de " candidate naturelle " pour les manifestations contre le G8, soulignant " l'image positive " que la ville pourrait en tirer. En écho, les manchettes des journaux titraient : 300'000 manifestants à Lausanne...(5)
Epargnons-nous quelques épisodes de ce feuilleton, pour en venir au coup de théâtre du 1er mai. À la fin du cortège officiel, une " action symbolique " dégénère provoquant de la casse à la terrasse d'un grand hôtel. Il n'en faut pas plus pour que le député Zisyadis retourne sa veste, appelle à l'annulation des manifs lausannoises à l'exception des forums de discussion et de l'opération feu au lac (un feu de joie allumé le jour venu par les pompiers du cru). Raison invoquée : le comité d'organisation n'a pas les moyens d'assurer la sécurité et d'empêcher la violence. Si celle-ci se produit, cela justifierait à posteriori les millions dépensés pour assurer la sécurité des délégations du G8 logées à Lausanne et les toutes nouvelles tenues policières. Raison officieuse : c'est mauvais pour les élections nationales de cet automne, quiconque cherche à se faire élire doit viser l'ordre et la paix civile, et caresser dans le sens du poil ses alliés socialistes... Et si la manif lausannoise était un flop ? Autant se montrer à Genève.
Bref, à côté de quelques communistes restés fidèles au comité vaudois anti-G8 et de 3 ou 4 ex(?)-trotskistes, la responsabilité de l'organisation des manifestations locales allait revenir aux " libertaires " locaux, pour la plus grande joie des journaux qui nous ont servi, pendant des jours et des jours, de passionnants dossiers sur ces curieux oiseaux. Entre un article intitulé " Le fossé des générations anarchistes " insinuant que le leader ne tenait pas ses troupes(6) et l'interview déjà citée du bonhomme à propos du Black Bloc, chacun a pu étancher sa curiosité et se donner le petit frisson en prévision de la venue des sauvages à Lausanne.
Mais contre toute attente, les " libertaires " lausannois allaient réussir là où les altermondialistes genevois allaient échouer, c'est-à-dire à éviter la casse au centre ville. Après la première manif du jeudi 29 mai, la police cantonale se félicitait même de " la collaboration du service d'autoprotection [de la manif], appelé les " poulettes "(sic !), qui a permis d'éviter tout débordement "(7)
Débordements il y eut tout de même, le dimanche 1er juin aux aurores, mais lors d'une manif non prévue. Et aussi des arrestations massives (environ 400 personnes) dans un camping mis à disposition par les autorités politiques, sur une zone au bord de l'autoroute, bien délimitée et comme prévue à cet effet. Commentant en direct ces arrestations à la télévision locale, un responsable altermondialiste local déclarait : " nous avions négocié des frappes chirurgicales, mais là c'est un tapis de bombes " montrant jusqu'où allait la collaboration...
Tant de questions nous trottent dans la tête. Pourquoi certains ont-ils tellement tenu à jouer les gentils animateurs des manifs lausannoises, contrôlant tout ce qui pouvait l'être ? Ces manifs préparées, contrôlées, encadrées, malgré la démission des principaux leaders de la gauche locale furent une chance pour le gouvernement vaudois. Le chef de la police avait d'ailleurs annoncé qu'il parlerait aux interlocuteurs anti-G8 tant qu'il y en aurait et quels qu'ils soient. Il n'a pas eu à le regretter. L'organisation de manifestations de rue et autres activités à Lausanne n'a-t-elle pas favorisé une dispersion bienvenue des manifestants sur plusieurs sites ? Ce qui ne pouvait qu'être favorable à un contrôle accru (technique développée à l'occasion du World Economic Forum où les manifestants ont été bloqués dans plusieurs gares sur la route de Davos). En tout cas, les délégations officielles des pays du Tiers Monde installées dans la zone interdite (le port de plaisance) de la ville n'ont vu aucun manifestant.
Finalement, à Lausanne, les enjeux politiques étaient bien moins importants qu'à Genève (ville internationale, siège de l'OMC, de l'ONU, etc.) et on pouvait laisser se débrouiller le personnel politique subalterne.

Genève, la Suisse, la France et le reste...

Difficile de savoir aujourd'hui quel impact les événements du G8 auront sur l'avenir de Genève. Ce qui est sûr, c'est que les différentes forces politiques n'ont pas manqué de croiser le fer au lendemain des événements, s'accusant mutuellement d'avoir favorisé la casse ou d'avoir été incapable de l'empêcher. On a entendu des militants de gauche affirmer que la cheffe de la police avait fait exprès de dégarnir le centre ville de ses policiers, ne respectant pas les accords passés à ce propos, et réclamer sa démission. Et celle-ci accuser le tout nouveau ministre socialiste d'avoir saboté son travail en intervenant personnellement auprès des policiers en action. Bref, ce n'était plus le consensus propre en ordre à la suisse. À un moment donné, le gouvernement genevois a semblé vaciller. Et des règlements de comptes pourraient bien avoir lieu. Déjà certains des dirigeants du Forum social lémanique, qui ont le statut de fonctionnaire, sont menacés de sanctions. Le droit de manifester a momentanément été suspendu et il sera désormais soumis à autorisation obligatoire... D'une part, on s'agite dans la perspective des prochaines échéances électorales, de l'autre on profite du contexte pour renforcer et réorganiser les dispositifs répressifs.
Même schéma au niveau Suisse, où la question de la création d'une police fédérale est revenue sur le tapis alors que depuis plusieurs décennies, c'est un serpent de mer qui n'arrive pas à passer la rampe du fédéralisme. À ce niveau, il est évident que ce n'est pas le " black bloc " ou la " violence " qui, en tant que tels, produiraient la répression. Ce sont les promoteurs d'une société encore plus policière qui profitent des opportunités qui s'offrent à eux pour faire passer leurs projets.
Depuis longtemps, nous nous posons des questions sur le sens et l'efficacité des manifestations altermondialistes qui se reproduisent lors sommets internationaux. Il est certes sympathique à nos yeux de contester les chefs des gouvernements qui prétendent décider de notre avenir. Mais cela pose des problèmes de priorité pour les personnes qui essaient de lutter là où elles vivent. Alors qu'un mouvement gréviste secouait depuis des semaines la France, il est difficile de ne pas considérer la grande manifestation du 1er juin à Genève et Annemasse et toutes les activités qui l'ont accompagnée autrement que comme un gaspillage d'énergie militante, énergie qui a pu manquer pour obtenir une victoire sur les questions de la réforme des retraites et de la précarisation au sein de l'éducation nationale.
Les radicalités qui s'expriment en vase clos dans les forums ou les villages alternatifs ne devraient-elles accorder la priorité à d'autres objectifs, comme celui de favoriser des structures permettant aux grévistes, par exemple, de dépasser les blocages récurent des syndicats majoritaires qui finissent toujours par trahir les luttes.
Après les premières mobilisations contre le G8 et les autres sommets, les " maîtres du monde " avaient choisi de se réfugier dans des régions éloignées comme au Qatar ou dans les Rocheuses. En organisant un G8 à Evian, en plein centre de l'Europe, ne montrent-ils pas qu'ils ne font plus grand cas de ceux qui les contestent ? Ou mieux encore, qu'ils savent désormais bien gérer ces protestations et qu'ils se donnent les moyens répressifs de faire face à toute éventualité. Il se pourrait bien que de part et d'autre on soit entré dans une routine, une ritualisation de la contestation et de son contrôle, dont la " violence " des casseurs ne serait qu'un moment un peu plus exaltant que le reste.

Direct ! AIT, Lausanne, le juin 2003

Notes
1) Ludovic Monnerat, dans Le Temps du 12 juin 2003
2) Titre octroyé à Aristides Pedraza par Le Monde du 31 mai 2003
3) 24 heures du 27 mars 2003
4) Ce monsieur rejette désormais cette épithète, mais il est toujours membre du parti ouvrier et populaire (POP) qui, depuis 1945, est l'héritier du parti communiste suisse interdit lors de la 2e guerre mondiale.
5) Au final, les 2 principales manifestations lausannoises (jeudi et dimanche après-midi) ont rassemblé environ 6000 personnes à chaque fois.
6) Le Temps 9 mai 2003.
7) 24 heures du 31 mai 2003.

http://direct.perso.ch/infos.html