Psychiatrie : Souvenirs d'un infirmier
Aujourd'hui no 84 (18 mai 2001)
Jusque dans les années
quarante, l'asile d'aliénés, comme on
l'appelait à l'époque est un univers
quasi carcéral. Les infirmières et infirmiers
y subissent des conditions de travail éprouvantes,
les malades des traitements inhumains. L'histoire officielle
de la psychiatrie omet d'évoquer la vie quotidienne
des "asiles", préférant se
cantonner à la biographie des grands psychiatres.
Cet oubli est réparé en partie grâce
au livre << Histoires infirmières >>,
dont nous avons rencontré l'un des co-auteurs,
Claude Cantini, infirmier à l'hôpital
psychiatrique de Cery sur Lausanne de 1954 à 1989.
Histoires infirmières, Claude Cantini et Jérôme
Pedroletti, avec la collaboration de Geneviève
Haller, Editions d'En Bas, Lausanne
Quelle est la motivation de ce livre ?
Tout d'abord je dois préciser que j'ai terminé ma
carrière d'infirmier en psychiatrie à Cery il y a 12 ans.
J'ai été sollicité par Jérôme
Pedroletti, qui a eu connaissance de certains de mes travaux sur la
psychiatrie, qui remontent aux années septante, et qui
étaient assez pionniers à l'époque. Pedroletti
s'est rendu compte qu'à part les miens, il n'existait pas
d'écrits infirmiers. Il s'est alors dit qu'il fallait sauver une
partie de cette mémoire infirmière. Il m'a tout
naturellement demandé de travailler avec lui. J'ai
accepté. Nous avons alors contacté des infirmiers et
infirmières retraités afin de les interviewer. Cela n'a
pas été facile, beaucoup n'ont accepté que parce
qu'ils me connaissaient.
Pourquoi ?
Pour certains, c'était difficile de remuer des
choses dont ils avaient fait le deuil. Il y a eu des
cas limite, des gens qui ont subi les foudres de l'administration.
Certains avec qui j'étais très copain
ont refusé, justement pour ne pas brasser les souvenirs.
Qu'entends-tu par "subir les foudres de l'administration" ?
Des mesures disciplinaires injustifiées. Je peux
citer le cas d'un collègue qui était
responsable d'un service qui a connu une évasion
massive, la division des judiciaires, comme on les
appelait, des criminels entre guillemets qui passaient
une expertise psychiatrique pour voir s'ils étaient
responsables ou non, eh bien ils avaient été placés dans une unité qui était
notoirement connue pour être sous-équipée.
Un beau jour, 4 ou 5 ont profité d'une petite
déficience d'un élève infirmier
qui n'aurait jamais dû être seul dans le
service. C'est le chef de la division, un infirmier,
qui a été déclassé. Il
a fait une dépression, puis il a dû prendre
une retraite anticipée. Voilà ce que
j'appelle les foudres de l'administration : quand il
y a une connerie qui se passe parce qu'il y a un dysfonctionnement,
par suite d'économies ou d'incompétence,
c'est toujours les petits qui sont les boucs émissaires.
Et chez nous, les plus petits, c'était les infirmiers.
Comment étaient-ils formés ?
Avant-guerre, les infirmiers, garçons de ferme
ou chômeurs de la crise de 29, étaient
recrutés d'abord en fonction de leur gabarit.
C'est le volume musculaire qui tenait lieu de formation.
Des cours volontaires, c'est-à-dire que les
infirmiers pouvaient prendre sur leur temps libre,
ont été peu à peu organisés.
Ensuite, les infirmiers furent engagés avec
l'obligation de suivre ces cours sur temps libre. Et
ce n'est qu'après la guerre qu'une réelle
formation, sur temps de travail en cours d'emploi,
a été mise en place. Beaucoup de ces
infirmiers formés "sur le tas" faisaient
preuve d'une grande humanité envers les malades,
et avaient une appréhension plutôt fine
de la psychiatrie.
Peux-tu nous parler du personnel de Cery ?
Quand j'y suis arrivé, les autres collègues
m'ont demandé si j'étais pistonné.
En effet, j'étais le premier étranger,
chez les hommes, à être engagé.
Chez les femmes, c'était un peu différent,
car quelques années auparavant, il y avait eu
une crise de personnel. Les dirigeants avaient alors
engagé des infirmières qui venaient des
vallées vaudoises du Piémont, la région
protestante de l'Italie, qui parlaient un patois proche
du français. A partir de la fin des années
cinquante, on a engagé plus d'infirmiers étrangers,
italiens, français, mais surtout des Portugais.
Au Portugal, il existait déjà une formation
en psychiatrie, qui avait été dirigée
à l'origine par des Suisses sur mandat de l'OMS.
La formation étant identique, on pouvait les
engager sans problème. Mais il a fallu en arriver
à des ordres écrits, car il y a eu passablement
de malentendus linguistiques. Il faut relever que certains
médecins aussi étaient étrangers.
Mais quand il y avait erreur, c'était, bien
entendu, toujours la faute des infirmiers. C'est pourquoi
nous avons exigé que tous les ordres soient
écrits. Malheureusement, concernant les problèmes
du travail, les gens faisaient souvent le poing de
la poche. C'est en 1946 que le premier "syndicat" a été créé, en opposition
à une Association du personnel qui était
plutôt une amicale. Toutes les améliorations
des conditions de travail mais aussi de salaire et
de formation ont été obtenues suites
à des luttes menées par le personnel.
Il y a même eu une grève en 1919, suite
à laquelle les "meneurs" ont été licenciés.
Dans ton livre, on apprend l'existence de traitements
plutôt étonnants.
Tout d'abord, il faut dire que jusqu'à une époque
récente, la psychiatrie ne faisait que calmer
les malades. Il n'y avait pas de traitement proprement
dit. Ainsi, pour "calmer" les malades agités
et violents, les schizophrènes paranoïdes
par exemple, on a inventé les cellules à varech. C'était des cellules nues, équipées
uniquement d'un écoulement pour l'urine, dans
lesquelles on enfermait le malade, avec une bonne quantité d'algues, le varech. Le matin, deux infirmiers emmenaient
le malade à la douche tandis qu'un troisième
nettoyait la "litière" de varech,
à la fourche, comme à l'étable.
En fait, cela n'avait pour seul but que d'empêcher
le malade de se blesser. Le varech est un bon amortisseur.
Mais certains médecins ont quand même
cru bon de se justifier en théorisant sur les
prétendues vertus calmantes du varech. Les électrochocs
avaient aussi un caractère punitif. Au début
de ma carrière, j'en ai vu effectuer "à sec", c'est à dire sans anesthésie,
en éveil, à des érotomanes par
exemple. C'était aussi très éprouvant
pour le personnel, peut-être plus que pour le
malade. Je me souviens d'un patient qui, à la
sortie du coma consécutif à l'électrochoc,
m'avait demandé "C'est qui le salaud qui
m'a giflé ? En fait, beaucoup de médicaments
ou de traitements psychiatriques ont été découverts absolument par hasard, c'est le cas
du Largactil, à l'origine destiné à soigner le hoquet et de l'insulinothérapie.
La malariathérapie, il s'agissait de "soigner" les symptômes des syphilitiques en leur inoculant
la malaria, dont les fortes fièvres étaient
censées détruire le tréponème
de la syphilis. Déontologiquement, c'était
aberrant. Cela vaut la peine de savoir que l'idée
des électrochocs est venue à un médecin
romain lorsqu'il visitait un abattoir, dans lequel
on "endormait" les cochons à l'électricité.
Il y a eu des médecins sadiques, qui ont inventé des traitements délirants, par exemple un psychiatre,
dont l'hypothèse était "la folie
giratoire". Il a eu l'idée de renverser
le sens de la circulation sanguine dans le cerveau
en utilisant la force centrifuge. Son traitement consistait
donc à attacher le malade sur une chaise qui
tournait. Comme il est dit dans le livre, l'arrivée
des neuroleptiques au milieu des années cinquante
a permis d'abandonner toute une série de traitements barbares.
Maintenant, on parle des neuroleptiques comme d'une
camisole chimique.
Et on a tout à fait raison, car on a abusé des neuroleptiques. Je me souviens qu'on en injectait
tellement que littéralement le liquide giclait
des fesses des malades ! Malgré cela, les neuroleptiques
ont permis à certains malades de retrouver une
vie plus humaine. Certains ont même pu sortir
de Cery la journée, et cela a aussi permis que
les malades et les infirmiers développent de
véritables relations humaines. Du côté des infirmiers, les neuroleptiques coïncident
avec une valorisation de la profession : on devenait
vraiment des soignants, pas seulement des gardiens
et des nettoyeurs.
L'asile de Cery est construit en 1873. En Suisse, deux
autres asiles (Burghölzli, Zurich et Königsfelden,
Argovie) sont construits en 1870 et 1872. Comment expliquer
cette coïncidence ?
Je pense que c'est une conséquence de la révolution
industrielle et de la profonde mutation sociale qui
en découle. Avant la révolution industrielle,
la société est principalement rurale,
et le malade mental aussi bien que l'handicapé sont intégrés à la vie communautaire.
Dans une certaine mesure, ils participent aux travaux
agricoles. La nouvelle forme de travail qu'impose l'industrialisation
interdit leur participation. C'est aussi au milieu
du XIXe siècle que sont mises en place de réelles
politiques de santé publique, avec l'ouverture
d'hôpitaux publics, d'asiles, etc.
Propos recueillis par T.K. & F. M.
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