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Entrevue - Tchétchénie

Aujourd'hui no 82 (20 avril 2001)


Depuis qu'il a été si bien reçu par les Quinze au sommet européen de Stockholm, en mars dernier, Vladimir Poutine ne semble plus très intéressé à trouver une solution rapide à la guerre en Tchétchénie. Il est vrai que les dirigeants européens lui ont offert une véritable tribune où il a pu, tout à son aise, traiter de << terroristes >> les indépendantistes tchétchènes et ne répondre à aucune question concernant les meurtres de civils, les << camps de filtration >>, les tortures, les viols... que dénoncent les témoins et les organisations de défense des droits de l'homme.

Depuis lors, tout va de mieux en mieux pour le président russe. Alors que, le mois dernier, on ne parlait que de renvoi de diplomates de part et d'autre, les relations entre Washington et Moscou se réchauffent. Lors d'un entretien qui a eu lieu à Paris, le 12 avril, Colin Powell et Igor Ivanov, les chefs des diplomaties américaine et russe, ont annoncé qu'une rencontre entre leurs présidents respectifs pourrait avoir lieu avant le sommet du G8 à Gênes en juillet prochain.

Mais ce n'est pas seulement sur le plan international que Vladimir Poutine va de succès en succès. En Russie même, le président est parvenu à faire pratiquement disparaître toute opposition à son gouvernement. Le maire de Moscou Iouri Loujkov, jadis l'un des principaux opposants, vient de se rallier au pouvoir en place. Enfin, durant le week-end de Pâques, le gouvernement a repris en main manu militari le contrôle la chaîne de télévision NTV, réduisant encore un peu plus l'accès de la population à une information relativement indépendante.

Dans ce contexte, l'action que mènent les membres du Centre de recherche Praxis à Moscou contre la guerre en Tchétchénie et pour venir en aide à la population, tchétchène prend toute son importance. Lors de la journée de solidarité que nous avons organisée le 7 avril à Genève, notre camarade Ioulia, de Moscou, a rappelé l'histoire du conflit qui ensanglante cette petite république du Caucase du Nord depuis plusieurs années. Elle nous a expliqué combien la population russe avait pu être hostile et même raciste vis-à-vis des Tchétchènes et des personnes de type caucasien après les attentats qui ont détruit des immeubles, notamment à Moscou, et dont les responsables n'ont jamais été découverts... Bref, nous avons pu comprendre les difficultés que les pacifistes et les antimilitaristes rencontrent en Russie. Mais nous avons aussi découvert leur volonté de refuser la barbarie dont est victime la population civile tchétchène et leur refus de la désinformation officielle.

Ioulia a répondu aussi bien aux questions concernant les implications politiques et économiques de cette guerre, qu'à celles portant sur les actions et les projets de son collectif. Dans l'interview ci-dessous, elle revient sur certains points abordés lors de sa conférence en donnant aussi des précisions sur d'autres aspects de la situation en Russie.

Peux-tu nous rappeler pourquoi le centre Praxis a décidé de mener une action contre la guerre et en faveur de la population tchétchène ?
Parce que c'est dans nos convictions d'être antimilitaristes et de lutter contre la guerre. C'était important d'entreprendre cette action de solidarité, contre le racisme et le nationalisme, pour que des liens se tissent entre les populations de Russie et de Tchétchénie, car nous ne croyons pas dans la bonne volonté des gouvernements russe et tchétchène. Ce n'est pas seulement un moyen de faire de la propagande, mais aussi un moyen de changer la conscience des gens et de montrer notre solidarité à ceux qui souffrent de la guerre. C'est la meilleure façon de mener une action antimilitariste. La réaction des Tchétchènes, de Moscou et de Tchétchénie, est très positive à l'égard de notre action. Cela nous encourage un peu. En février de l'année dernière, nous avons publié notre déclaration (Voir AUJOURD'HUI no 67, N.D.L.R.) et nous avons commencé à collecter de l'aide humanitaire, des vêtements, des livres, des jouets... au sein de la bibliothèque Victor Serge.

Qu'est-ce que la bibliothèque Victor Serge et le centre Praxis ?
La bibliothèque Victor Serge, c'est une sorte d'infoshop de gauche, créé il y a 4 ans, ouvert au public où il y a des livres sur le socialisme, l'anarchisme, l'anarcho-syndicalisme, le marxisme libertaire, etc. Presque chaque semaine, il y a des séminaires organisés par différents groupes de gauche, notamment par les anarchistes et la KRAS (la KRAS est la section russe de l'AIT, N.D.L.R.) Le centre Praxis, en fait, c'est le nom officiel de cette bibliothèque.

Vous publiez également un journal ?
Ce journal, Tchelovetchnost (en français L'Humanité) existait déjà avant le début de notre campagne, mais la rédaction de ce journal antifasciste a décidé d'y participer. Les derniers numéros ont été antimilitaristes. Cela nous permet de diffuser l'information sur la guerre et sur nos activités. Mais, malheureusement, nous n'avons pas beaucoup de possibilité de collecter l'information, ni de la distribuer. Nous n'avons pas assez de forces, de moyens techniques.

Vous avez récemment organisé une manifestation à Moscou.
Oui, c'était un piquet de grève, le 24 février, à côté de la Lubljanka, le bâtiment du KGB, organisé à l'occasion de l'anniversaire de la déportation du peuple tchétchène par Staline. Quarante personnes (ce qui est beaucoup pour Moscou), dont des membres d'un groupe anarcho-communiste, Action Autonome, et de la KRAS, ont participé à cette manifestation.

Quelles sont les réactions de la population moscovite face à la guerre en général ?
Au début, il y avait un fort sentiment de racisme contre les Tchétchènes. Maintenant, c'est plutôt l'indifférence. Les médias n'en parlent presque plus. Les gens ne reçoivent pas d'informations véridiques.

Et face à vos actions ?
Il y a des gens qui viennent à la bibliothèque. Ce qui est très intéressant, c'est que parmi eux beaucoup participent ensuite à notre action en aidant à la collecte, aux envois, aux distributions de tracts, etc. Les Russes qui nous aident, ce sont toujours des pauvres.

Votre discours antimilitariste et solidaire touche donc des gens.
Oui, mais pas toute la population de Moscou ! Les gens qui sont socialement actifs, qui ne sont pas indifférents. Parmi eux beaucoup de jeunes, d'étudiants... C'est aussi notre tâche d'expliquer notre point de vue sur la guerre et sur la situation en général.

Es-tu allée toi-même en Tchétchénie ?
Non, parce que c'est très difficile pour les gens de Moscou de s'y rendre. Il faut demander des papiers, des laisser-passer... Mais quelqu'un de notre organisation pourra peut-être accompagner le deuxième camion d'aide humanitaire qui va bientôt partir, quand il sera plein. L'aide humanitaire que nous avons collectée a été distribuée par une ONG tchétchène, BERKAT, sur place, à Grozny.

Est-ce qu'il y a beaucoup d'ONG d'aide humanitaire en Tchétchénie ?
Après l'enlèvement de membres d'ONG en janvier 2001, beaucoup d'organisations ont suspendu leurs activités en Tchétchénie. Il n'en reste que deux ou trois, dont BERKAT. Nous avons choisi cette ONG, parce que c'était la seule à être complètement d'accord avec notre déclaration contre la guerre et avec nos principes. Ils ont aussi distribué notre journal en Tchétchénie. BERKAT s'occupe aussi d'une école et d'un orphelinat, qui partagent les même locaux. BERKAT accueille des orphelins de n'importe quelle nationalité, ce qui est très important à nos yeux. A Grozny, il y a beaucoup de Russes qui n'ont pas réussi à s'enfuir, ainsi que des Arméniens, des Juifs.

Peux-tu revenir sur les origines de cette guerre ?
Une des raisons officielles, c'est de maintenir l'intégrité territoriale de la Russie. Il y a bien entendu d'autres raisons, politiques et économiques. Le sous-sol de la Tchétchénie est riche en pétrole : il ne fallait donc pas perdre ce territoire. De plus, la guerre a facilité l'élection de Poutine, sur les thèmes de la sécurité et du nationalisme. Il avait besoin d'une petite guerre victorieuse ! En définitive, ce n'est pas une petite guerre du tout ! Beaucoup de gens ont pensé que Poutine pourrait régler tous les problèmes de la Russie et de la Tchétchénie.

A ton avis, la guerre va-t-elle se poursuivre ?
Personne ne le sait. Les autorités russes ne veulent pas mener de négociations avec les indépendantistes. Dernièrement, Poutine a déclaré qu'il faisait sortir des troupes, mais beaucoup de forces de police et du KGB sont restées, pour maintenir l'ordre. A notre avis, c'est la population de la Tchétchénie qui doit décider du sort de la république, pas les indépendantistes ou les Russes. Il faut au moins cesser les opérations militaires, et commencer des négociations.

Avez-vous eu l'occasion de rencontrer des soldats russes qui sont allés en Tchétchénie ?
J'ai rencontré personnellement un jeune qui s'est porté volontaire pour gagner de l'argent. Il m'a raconté des choses terribles, je ne sais pas si je peux les croire. D'autres organisarions récoltent des témoignages, notamment Memorial, une association de défense des droits de l'homme présente à Moscou, en Allemagne, en Ingouchie et à Grozny. Ils offrent aussi une aide juridique à ceux qui souffrent de la guerre.

La population réagit-elle face aux nombreux morts de cette guerre ?
Les parents des morts réagissent, parce que c'est leur tragédie personnelle. Mais la population en général ne réagit pas. On n'en parle pas beaucoup, et on cache le nombre de morts de l'armée fédérale, de la population civile et des combattants tchétchènes. Des organisations humanitaires ont effectué des calculs approximatifs. D'après ces chiffres, chaque semaine, il y a plus de 20 morts parmi les soldats. Plus de 20 000 civils sont morts ou disparus depuis le début de la guerre. Il y a plus de 250 000 réfugiés, en Ingouchie, mais aussi dispersés dans les petits villages de montagne en Tchétchènie même. Avant la guerre, la Tchétchénie comptait environ un million d'habitants, et Grozny 400 000. Maintenant, Grozny n'en compte plus que 40 000.

Avez-vous des informations sur la situation des réfugiés en Ingouchie ?
C'est très difficile d'aller en Ingouchie. L'armée russe a empêché le passage des réfugiés, il y a eu des morts à la frontière. Maintenant, le passage est plus facile, mais souvent il faut payer aux nombreux postes de contrôle. La situation est très pénible. Les réfugiés habitent dans des camps, dans des tentes, même dans des wagons. On leur distribue le pain et les produits nécessaires, mais pas régulièrement. Ils ont passé deux hivers sous les tentes.

Comment pensez-vous poursuivre votre action ?
Tant que cette guerre continue, nous lutterons. Nous continuerons notre collecte d'aide humanitaire. Nous publierons à grand tirage des tracts autocollants, avec nos mots d'ordre et notre appel pour la collecte d'aide humanitaire. Nous allons publier d'autres numéros de notre journal antimilitariste, et, peut-être, organiser d'autres manifestations.

Pour terminer, peux-tu nous parler brièvement des préoccupations des Russes ?
La principale préoccupation des gens est de survivre. En Russie, beaucoup de gens reçoivent leur salaire avec plusieurs mois de retard. A Moscou, c'est moins fréquent. Les salaires sont très bas, environ 100 dollars par mois pour un salaire moyen à Moscou, moins ailleurs. La préoccupation des gens, c'est de trouver un emploi supplémentaire, de vendre quelque chose ou de faire une carrière. De plus, les appartements bon marché manquent à Moscou. Par exemple, un appartement municipal de deux pièces coûte 10 dollars par mois, mais il est très difficile d'en trouver un. Un appartement privé, lui, coûtera 200 dollars ! Parce que les gens n'ont pas les moyens de louer des appartement privés, les familles sont parfois obligées de vivre dans une pièce, dans des appartements communautaires.

Y a-t-il beaucoup de chômage ?
Il ne faut pas croire les chiffres officiels. D'après des recherches indépendantes, le taux se monte à 10 % de la population active. Mais le problème principal, c'est que les salaires sont très bas. A Moscou, on peut sans problème trouver des emplois publics, d'enseignants, de médecins, etc., mais c'est très mal payé.

Propos recueillis par M. A. & F. M.

http://direct.perso.ch/auj08202.html