Main basse sur l'école
Aujourd'hui no 75 (15 décembre 2000)
Ce que les admirateurs béats du
capitalisme ont l'habitude d'appeler "la révolution
néolibérale" est à l'oeuvre
partout sur la planète, ce n'est une nouvelle
pour personne. Mais l'appétit gargantuesque
des tenants du libéralisme et la quasi-disparition
des secteurs qui ne leur ont pas encore été
livrés en pâture les mènent à
s'intéresser à << l'éducation
[qui] est, avec la santé, le dernier bastion
à conquérir >> (1).
L'édition de novembre 2000 du Courrier de l'Unesco
consacre un important dossier à ce récent
phénomène de prédation. Les pays
anglo-saxons et leurs vassaux sont bien entendu les
plus avancés dans ce processus << poussé
tant par les milieux d'affaires que par la vox populi
>>. C'est que le gâteau, en plus d'être
appétissant, possède des proportions
séduisantes: ainsi, le marché mondial
de l'éducation est estimé à 2000
milliards de dollars. Miam.
On aurait pu s'attendre de la part de l'Unesco, (organisation
des Nations-Unies pour l'éducation, la science
et la culture) dont, rappelons-le, le but est de contribuer
au maintien de la paix, au respect des droits de l'homme
et des libertés fondamentales en resserrant
les liens entre nations par le biais de l'éducation,
de la science et de la culture, un traitement critique
de ce dossier. Las, malgré la dénonciation
de quelques (rares, bien entendu !) effets pervers
et l'évocation d'un (microscopique, cela va
de soi) échec, l'ambiance du dossier est, résolument,
à la privatisation de l'enseignement, qu'il
soit primaire, secondaire ou supérieur. Une
démonstration de plus de la parfaite soumission
des organisations internationales aux intérêts
des seigneurs capitalistes.
Aux Etats-Unis, la privatisation de l'enseignement est
un processus entamé depuis belle lurette. Si
les universités réputées sont
en grande partie aux mains du secteur privé,
la majorité des différents Etats sont
encore chargés de l'enseignement primaire et
secondaire. Mais les pressions se font de plus en plus
fortes. En effet, les Etats, ainsi que l'Etat fédéral,
depuis 20 ans, ont drastiquement réduit leurs
parts de budgets destinés à l'éducation
(ainsi qu'aux aides sociales). Résultat prévisible:
une baisse de qualité de l'enseignement public,
baisse si visible qu'elle se constate même, en
sus des effectifs bondés et de l'obsolescence
du matériel éducatif, à l'état
des bâtiments, souvent délabrés
voire insalubres. En conséquence, les parents
sont de moins en moins enclins à confier leurs
enfants à ces enseignants << démotivés
par leur statut de fonctionnaire >>. Remède
proposé, et exigé par une part grandissante
des parents: le << chèque éducation
>>. Le principe est simple: les parents ne paient
plus d'impôts "scolaires", mais versent
une somme comparable à l'établissement
éducatif privé de leur choix. A l'avant-garde,
la Floride, le Michigan et la Californie, qui devrait
bientôt adopter ce système. Rappelons
que les budgets éducation et prison de ce dernier
Etat comptaient en 1979 respectivement pour 18 % et
3 % des ressources budgétaires. Dix ans plus
tard, le budget prison, avec 8 %, dépassait
celui de l'enseignement... budget que l'on va encore
diminuer à l'entrée en vigueur des chèques
éducation (2).
Autre modèle pratiqué aux Etats-Unis:
la gestion privée d'écoles publiques.
Des collectivités publiques ont ainsi choisi
de confier leurs écoles à une société,
Edison Schools Inc. (cotée en bourse, comme
il se doit, et dont le cours des actions grimpe). C'est
l'Etat qui verse directement le coût de la scolarité
à Edison. Cette société, dont
<< la gestion [est] éclairée >>
(ah ! on en rit encore), encore déficitaire
actuellement, se doit d'agrandir son parc: elle peut
compter sur un << dispositif de marketing bien
huilé >> et a des appétits internationaux.
Les syndicats d'enseignants, bien que puissants, sont
remarquablement absents dans ces deux derniers débats.
Tout au plus se bornent-ils à remarquer que
les écoles Edison embauchent << des professeurs
peu expérimentés et en [changent] souvent
>>. Tiens donc !
Que le fer de lance mondial de la dérégulation
brade ses écoles publiques, cela ne devrait
étonner personne. Mais le dossier du Courrier
de l'Unesco révèle quelques surprises.
On y apprend en effet que la privatisation de l'école
publique est bénéfique dans tous les
cas de figure, y compris... dans les pays pauvres,
et pour les pauvres ! Tout d'abord en Inde où
<< L'école privée [est] une chance
pour les pauvres >>. Une étude menée
dans ce pays dresse un sombre tableau de l'école
publique, au sein de laquelle règnent la négligence
et l'irresponsabilité: enseignants absents,
ivres, établissements fermés sans raison,
enfants occupés à des tâches ménagères.
Seules 53 % des écoles fonctionneraient normalement.
La solution, vous la connaissez déjà.
Non, il ne s'agit en aucun cas de se pencher sérieusement
sur le problème (<< la refonte de l'enseignement
public, système lourd, inadapté et irresponsable,
ne suffira sans doute pas >>), mais tout simplement
d'offrir le pactole aux écoles privées,
douées du sacro-saint << esprit d'entreprise
>>, gérées comme << des sociétés
à but lucratif >> et qui donc ont le bon
goût de ne pas dépendre de l'aide gouvernementale.
Et les frais d'écolage ? Au dessus de 10 dollars
par an, ils sont dissuasifs pour les pauvres, mais
nombre d'entre eux << peuvent consentir une telle
dépense >>. Notez la pirouette avec laquelle
on s'évite des questions trop embarrassantes.
Le fait que certaines écoles privées
accorderaient la gratuité aux plus pauvres (après
vérifcation de leur indigence, bien sûr)
ne parvient pas à gommer l'évidence:
ce système est foncièrement inégalitaire.
L'auteur de l'article conclut que le privé ne
doit pas être considéré <<
comme une menace [...] aussi bien dans les pays en
développement que dans les pays riches >>.
Au Brésil, une << entreprise pionnière
de l'enseignement privé >>, Objetivo,
qui compte 400 établissements et 380 000 élèves
dans ses écoles maternelles, primaires et universités,
est le second "fournisseur de produits éducatifs",
après l'Etat. Cette école, qui se veut
<< ouverte et non sélective >> n'en
reste pas moins complètement dissuasive pour
les pauvres: le coût mensuel de l'écolage
est de deux à trois fois plus élevé
que le salaire minimum, et représente au minimum
la moitié du revenu mensuel moyen. Si Objetivo
rencontre un grand succès, c'est que la formation
des enseignants du système public brésilien
<< pose un problème chronique >>
...
Tous les pays d'Europe ont durant la dernière
décennie largement amputé leurs budgets
de l'éducation avec, comme conséquence,
une péjoration nette des conditions d'apprentissage,
ainsi que des conditions de travail des enseignants
plus difficiles, rendant ainsi l'école publique
moins attractive. A prévoir donc, dans un avenir
proche, les premiers coups de boutoirs des marchands
d'éducation.
F. Mirail
1. Toutes les citations sont extraites du Courrier de
l'Unesco, novembre 2000.
2. Voir Loïc Wacquant, L'ascension de l'Etat pénal
en Amérique, in Actes de la recherche en sciences
scociales no 124, septembre 1998.
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