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Tous capitalistes ?

Aujourd'hui no 69 (22 septembre 2000)


Le débat qui se déroule actuellement en France à propos de l'instauration d'un système de retraite par capitalisation - l'équivalent du deuxième pilier en Suisse - est à l'origine de la publication de deux livres qui traitent aussi bien de cette question des retraites* que d'autres méthodes visant à transformer les salariés, ou du moins certains d'entre eux, en petits capitalistes.

Philippe Labarde & Bernard Maris, La Bourse ou la vie. La grande manipulation des petits actionnaires, Albin Michel, mai 2000.
Frédéric Lordon, Fonds de pension, pièges à cons ? Mirage de la démocratie actionnariale, Raisons d'agir, juin 2000.

Le livre de Ph. Labarde et B. Maris est écrit dans un style joyeusement incisif. Même si on ne partage pas l'ensemble de leurs thèses, notamment celle qui préconise un capitalisme limité au sein d'une « économie plurielle », il faut reconnaître que leur ouvrage a le mérite d'illustrer la logique à l'œuvre derrière le discours ultra-libéral qui accompagne la mise en place de l'actionnariat populaire. Le livre de F. Lordon traite de la même problématique. Il est plus technique et moins facile à lire, mais plus rigoureux.

D'après les promoteurs des fonds de pension, le système de retraite par répartition (dans lequel les actifs cotisent pour les retraités) serait mortellement menacé par l'évolution démographique : le prolongement de l'espérance de vie et la baisse de la natalité faisant diminuer le nombre des cotisants et augmenter celui des bénéficiaires. La solution libérale est connue. Il faut désormais que chacun accumule, pour ses vieux jours, un petit capital individuel, investi en bourse par l'intermédiaire d'un fonds. Contre cette thèse, Labarde et Maris développent différents arguments : pour maintenir le système en vigueur en France, on pourrait augmenter les cotisations, il faudrait tenir compte de la productivité du travail… Au cours de leur démonstration, ils expliquent que le fort taux de chômage des vingt dernières années a permis de faire pression sur les salaires au point de faire baisser leur part dans le produit national de 70 % en 1970 à 59 % aujourd'hui. L'assiette sur laquelle on récolte les cotisations pour subvenir aux retraites a diminué d'autant. Voici un facteur qui explique mieux la crise du système par répartition que l'augmentation de l'espérance de vie.

A ce propos, il faut savoir que le système par capitalisation (notre cher deuxième pilier) est tout autant menacé par l'évolution démographique. Les titres cotés en Bourse sont aujourd'hui très demandés, mais rien ne garantit qu'il en soit toujours ainsi. « A partir de 2006, le baby boom aura pris fin, et les classes pleines, à la retraite, devront vendre des actions à des classes creuses, qui préparent leur retraite : il y aura donc globalement plus d'offreurs que de demandeurs, et une tendance à la chute de la valeur des actions, dans une Bourse qui est déjà globalement surévaluée ». De tout temps le risque a été l'un des aléas de l'investissement en Bourse. Labarde et Maris rappellent opportunément que de nombreux salariés britanniques, encouragés par leur gouvernement à abandonner leurs retraites du secteur public pour des contrats privés, ont été complètement floués dans le cadre du scandale qui a suivi la disparition de Maxwell. A l'heure actuelle rien ne protège complètement le petit actionnaire contre un krach financier ou « une trajectoire à la japonaise &emdash; une descente quasi-continue sur dix ans avec au bout presque deux tiers de valorisation effacés ».

Cela dit, F. Lordon explique que la concurrence pour la recherche des capitaux a entraîné la mise en place « d'une sorte de revenu actionnarial minimum garanti ». Il en découle que le risque est désormais avant tout porté par le salariat dont le coût est calculé en fonction d'un rendement incompressible des actions. C'est dans ce contexte qu'il faut comprendre les nouvelles formes de rémunérations par stock-options. Par ce système, le salarié reçoit une partie de sa rémunération en différé (une ou plusieurs années plus tard) en fonction des résultats boursiers de son entreprise. Non seulement cette méthode permet aux employeurs de diminuer leurs charges (pas de cotisations sociales sur les options ou actions distribuées), mais elle entraîne « une forme de quasi-autocontrôle auquel les entreprises trouvent de plus en plus de charmes ». Le salarié petit actionnaire est désormais solidaire de son patron. Il ne fera pas grève pour ne pas voir baisser ses actions, il pourra même accepter son licenciement si la sauvegarde de son patrimoine est à ce prix.

Il est évident que le système de l'actionnariat salarié est profondément inégalitaire. On donne par exemple deux actions à l'ouvrier et 2000 au cadre supérieur. Les précaires, les salariés des petites entreprises… sont exclus de ce système. L'inégalité est patente aussi pour la retraite par capitalisation qui favorise évidemment les salariés les mieux payés. En Suisse un salarié sur quatre (une femme salariée sur deux) dont le salaire annuel est inférieur à 24 120 francs échappe au deuxième pilier.

Nous partageons l'opinion de Lordon suivant laquelle il ne faut pas sous-estimer l'attrait de « la démocratie actionnariale » : des dirigeants syndicaux comme Nicole Notat en France y ont succombé et y voient même un premier pas vers l'autogestion ; de plus en plus de gens jouent leurs économies en Bourse, notamment par Internet ; le rêve de devenir millionnaire en quelques années motive déjà des jeunes à travailler 15 heures par jour dans des start-up, avec des stock-options pour tout salaire. Et nous pensons aussi que le combat contre cette « utopie d'une nouvelle harmonie sociale » où tous seraient actionnaires « nécessite probablement de reformuler une utopie motrice, de retrouver un horizon de conquête »…

M. Argery

* Sur le thème des retraites par capitalisation, lire également l'ouvrage de Jacques Nikonoff, La Comédie des fonds de pension, Arléa, 1999.

http://direct.perso.ch/auj06905.html