Un anarchiste contre la CIA et Pinochet
Aujourd'hui no 60 (10 mars 2000)
En 1972, le journaliste et cinéaste
Miguel Herberg, militant de la CNT d'Espagne, se rendait au Chili
dans le but de s'infiltrer parmi les putschistes et découvrir
la trame du coup d'État qui se préparait contre le
gouvernement Allende. Il a relaté son aventure dans un
ouvrage* paru en 1999. Le texte qui suit est le résumé
d'une interview qu'il a donnée au journal CNT.
Comment as-tu eu l'idée, en 1972, d'infiltrer
l'extrême droite chilienne ?
A cette époque je vivais à Rome. Il était
clair à mes yeux que l'expérience chilienne risquait de
ne pas durer longtemps. Comment les américains auraient-ils pu
permettre qu'un pays du même continent adopte des voies de
développement indépendantes ? Le Chili était
à l'époque un vivier de contestation. Les femmes, les
jeunes, les travailleurs, les indiens mapuches… s'étaient
lancés dans un processus d'occupation des grandes
propriétés agricoles et des fabriques. Il y avait un
enthousiasme difficile à décrire. La mission que je
m'étais donnée était d'aider le peuple chilien
à poursuivre son chemin, et pour cela il fallait s'affronter
au capitalisme et au fascisme international, dénoncer leurs
manèges.
J'obtins le financement de mon projet grâce à mes
contacts avec la République démocratique allemande
où j'avais réalisé des reportages pour la
télévision italienne. Je filmerais la trame du coup
d'État, une version du reportage resterait au gouvernement de
la RDA pour son usage interne et sa propagande, une autre version
serait distribuée dans les pays capitalistes. L'accord conclu,
j'adoptais une fausse identité de journaliste autrichien et,
dollars en poche, je me présentais au Chili auprès des
contacts fascistes que m'avait donnés le cinéaste
italien Roberto Rossellini. La suite fut facile. Les riches ont une
forte conscience de classe et pensent que quiconque a de l'argent est
des leurs. Si tu sais bien t'habiller, si tu as une montre
chère, si tu sais manger la langouste avec style… tu es
un fasciste.
As-tu beaucoup tardé à vérifier ce que tu
cherchais ?
Très peu de temps. On me procura
généreusement des noms, des photos, des documents, des
chiffres. Du dernier agent de la CIA au premier général
putschiste, tous m'expliquèrent leurs plans. Je transmis
personnellement ces informations à Salvador Allende, y compris
la date approximative du coup d'État, ainsi qu'à des
dirigeants de la Centrale unique des travailleurs chiliens (CUT).
Mais Allende avait une confiance aveugle en Pinochet qui tous les
jours lui promettait sa loyauté et très peu confiance
dans le peuple chilien. Je disais à Allende que la seule
possibilité qu'il avait était de donner des armes au
peuple &emdash; car il disposait de plusieurs arsenaux… &emdash;
mais il opta pour sa confiance en Pinochet et la
légalité constitutionnelle. Quant aux syndicats, ils ne
prévoyèrent pas sérieusement la
possibilité de résister au coup d'État. La seule
chose qu'ils avaient étaient des sacs de sable pour faire des
barricades, mais pas d'armes pour défendre leurs locaux.
Tu fus témoin direct du coup d'État depuis la
fenêtre de ton hôtel. Peux-tu nous dire quelles furent
tes impressions ce jour-là ?
Il n'y a pas grand chose à raconter. La presse s'est
efforcée de décrire des batailles, mais il y eut peu de
résistance. Le Palais de la Moneda [siège du
gouvernement] fut bombardé. Les carabiniers tuèrent
beaucoup de gens. Les américains de la CIA et des
multinationales et les riches fêtèrent leur victoire.
L'histoire était terminée. J'étais très
déprimé. Tous ces risques pour rien.
Après le coup d'État, quelles furent tes
activités au Chili ?
Elles furent de trois type. J'ai recueilli des témoignages
de familles de disparus et de prisonniers torturés. J'ai fait
des interviews de militaires, de tortionnaires et de patrons. J'ai pu
pénétrer dans les camps de concentration de Pisagua et
Chacabuco, pour montrer au monde l'existence des disparus. J'ai
apporté les preuves, la pellicule, au Tribunal Russel des
droits de l'homme et cela a servi à faire libérer de
nombreux prisonniers promis à la mort.
Peux-tu raconter ce qui s'est passé quand tu es
rentré en Europe.
L'affaire fut explosive pour différentes raisons. D'un
côté, les autorités de la RDA
s'approprièrent tout le matériel et affirmèrent
que tout avait été filmé par eux. Deux
cinéastes, MM. Heynowski et Scheuman, membres du parti
communiste d'Allemagne de l'Est affirmèrent qu'ils
étaient entrés dans les camps de concentration de
Chacabuco et Pisagua et que le sauvetage des prisonniers revenait aux
communistes. Je n'étais pas disposé à
l'admettre. J'ai traîné la RDA devant les tribunaux. Un
juge italien a ordonné le séquestre du matériel
lors du Festival de Pésaro en 1975. Ainsi, il fut possible de
vérifier que c'était ma voix qu'on entendait dans les
interviews, que le passeport, tous les documents, les photos…
étaient à moi. Ainsi on a reconnu ma paternité
pour ce travail et j'ai pu réaliser ma version du
documentaire, certainement moins pamphlétaire que celle de la
RDA, car elle n'occulte pas les responsabilités de la gauche
dans ce qui s'est passé au Chili.
Quant au gouvernement de Pinochet, il a fait pression sur moi par
tous les moyens, m'offrant de l'argent, puis m'envoyant des tueurs,
enfin… L'important c'est que tous mes efforts ont servi à
quelque chose. Beaucoup de prisonniers ont pu sauver leur vie.
Ne considérais-tu pas contradictoire, comme anarchiste,
de recevoir l'aide du gouvernement communiste de la RDA ?
J'ai toujours considéré que l'essentiel était
de se battre contre le capitalisme international. Les alliances qui
s'établissent dans cette lutte peuvent être bizarres et
on court le risque d'être trahi. Dans ce sens je suis
totalement d'accord avec ce que disait Malatesta : « il est
mille fois préférable de courir le risque d'être
trahi par tes alliés que de te trahir toi-même en
tombant dans l'inaction… »
* Le livre de M. Herberg, Chile 73. O la historia que se repite,
peut être commandé pour le prix de 2000 pesetas à
:
Editora Confederal CNT
Apartado de Correos 4344
E - 41 080 Sevilla
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