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Le désir d'égalité

Aujourd'hui no 58 (11 février 2000)


Le communisme n'a pas été inventé par Karl Marx, l'idée est si ancienne que certains la font remonter à l'Antiquité. Les mouvements sociaux exigeant le partage égalitaire des richesses se sont manifestés en divers lieux et à de nombreuses époques: que ce soient les anabaptistes autour de Thomas Münzer (1489-1525) en Allemagne ou les niveleurs anglais du XVIIe siècle. L'originalité du mouvement que nous présente Alain Maillard réside dans sa modernité.

Alain Maillard, La communauté des égaux. Le communisme néo babouviste dans la France des années 1840, Paris, Kimé, 1999.

Contrairement à ceux précédemment cités, il ne s'agit plus d'un mouvement à caractère essentiellement religieux prônant le retour à une mythique communauté originelle, mais d'un mouvement social et politique qui s'inscrit dans l'avenir.

L'auteur ne se contente pas de décrire les protagonistes. Il essaie de comprendre pourquoi en France, sous la Monarchie de juillet, des ouvriers, des artisans, ainsi que quelques "gens de lettres" s'engagèrent &emdash; risquant leur liberté et même leur vie &emdash; dans la lutte pour réaliser l'égalité politique, économique et sociale par le « système de la communauté des biens ». Est-ce parce qu'ils étaient issus de la campagne où les traditions communautaires étaient encore vives ? S'agissait-il, comme le veut la tradition marxiste, d'un mouvement petit-bourgeois plus prompt à construire des utopies qu'à étudier l'évolution économique ?

Maillard va approfondir plusieurs hypothèses, pour mettre finalement l'accent sur le contexte politique, et notamment sur l'héritage de la Révolution française. Une filiation directe existe, c'est celle de Gracchus Babeuf (1760-1797) exécuté sous le Directoire pour sa conjuration des Égaux et dont le disciple Buonarroti propagea les idées jusqu'à son décès en 1837. Mais la raison principale était probablement que la libre concurrence, dont le petit peuple vivait les méfaits dans sa propre chair, était bien incapable d'instaurer les idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité. Reprenant ces mots d'ordre à la bourgeoisie républicaine, ces communistes leur donnèrent un sens anticapitaliste facilement compréhensible au sein des couches populaires.

Critiquant les socialistes de leur temps, y compris Proudhon, pour leur respect de la (petite) propriété privée, les communistes de 1840 préconisaient aussi bien un partage égalitaire des biens de consommation (communisme de la distribution) que l'exploitation collective des moyens de production, « l'organisation de la vie économique toute entière par la collectivité communale et nationale ».

Parmi les facettes les plus intéressantes de ce mouvement, signalons « l'émergence d'une prise de parole ouvrière » portée par des journaux parfois éphémères, mais rédigés par des travailleurs à côté de leur journée de travail (des journées de 12 heures, 6 jours par semaine…).

L'auteur insiste sur l'importance que revêt, pour ces ouvriers, la réalisation de publications. Même s'ils « éprouvent des difficultés considérables pour maîtriser l'expression écrite, en raison de leur origine sociale, ils craignent davantage la parole, qui est selon eux l'arme de prédilection des sophistes. L'écrit leur paraît plus démocratique : un ouvrier peut toujours apprendre à écrire, au prix certes d'efforts gigantesques. Manque-t-il de style ? Du moins il réussira à préciser le mieux possible sa pensée. A l'oral par contre, […] il ne parviendra pas nécessairement à "bien parler", et les effets de tribune des orateurs bourgeois ne lui laisseront aucune chance d'exprimer sa pensée de manière convaincante ». A l'heure où la télévision est devenue le lieu de prédilection des "débats" publics, on doit bien admettre que ce point de vue avait quelque chose de prémonitoire.

Influencés par la tradition jacobine, les néo babouvistes imaginent qu'ils pourront instaurer leur système grâce à une période de dictature, conception promise à la postérité au sein du marxisme-léninisme. Mais d'un autre côté, certaines de leurs publications « révèlent une méfiance systématique envers les chefs », ce qui fait aussi de ces révolutionnaires les précurseurs des communistes libertaires.

Même s'il comporte des longueurs qui le rendent par moment rébarbatif, le livre d'Alain Maillard a le mérite d'évoquer cette époque où les débats sur le type de société à créer occupaient une place dans la réflexion des militants. Même si nous ne partageons pas, et de loin, l'ensemble de leurs idées, leur imagination et leurs débats pourraient encore nous inspirer.

M. Argery

http://direct.perso.ch/auj05802.html