Les damnés du 3e cercle
Aujourd'hui no 57 (28 janvier 2000)
Ueli Leuenberger s'est investi depuis de nombreuses années
dans la défense des intérêts de la
communauté albanaise genevoise. Membre fondateur de
l'Université Populaire Albanaise (UPA), il vient de publier
Les damnés du 3e cercle*, livre qui fait le point sur plus de
trente ans d'immigration albanaise en Suisse.
Comment en es-tu venu à t'intéresser à la
communauté albanaise ?
Tout d'abord, par le biais d'un saisonnier kosovar que j'ai connu
au milieu des années soixante-dix. Ensuite, dans mon travail
de secrétaire syndical, j'ai été frappé
par certaines attitudes des Kosovars, en particulier leur
solidarité dans les luttes. Pour finir, par l'affaire Janus
Salihi, qui a été expulsé et qui a fait 6 ans de
prison à Belgrade… c'était un des ces "faux
réfugiés"… C'est ensuite que j'ai compris
l'importance des liens de famille chez eux, ainsi que l'importance du
soutien qu'ils apportaient et apportent à leur famille au
pays. J'explique tout cela dans le livre. En fait, d'un
côté, les Kosovars, absents de la société
suisse, sont rejetés par la droite, et la gauche n'a pas
essayé de les comprendre ni de travailler avec eux, à
quelques exceptions près, à cause de leur conception de
la propriété, de l'organisation de la
société, de la famille, de leur patriotisme et
nationalisme. D'une certaine manière se rajoute à ce
rejet un certain "féminisme" qui ne veut pas s'engager pour
cette "société de machos". Mon engagement a
été provoqué par l'injustice que les Kosovars
vivaient en Suisse et chez eux, pas par un "attachement" de type
culturel. Il y a beaucoup de choses, le patriotisme et le
nationalisme, même si on peut les expliquer par ce qu'ils ont
vécu, qui ne me plaisent pas. L'UPA essaie de faire
connaître la communauté albanaise dans toute sa
complexité, sans cacher, par exemple, son importance dans le
trafic de drogue, qui par ailleurs n'est le fait que d'une toute
petite minorité.
Ton livre dresse un historique de l'immigration albanaise en
Suisse, jusqu'au drame tout récent des abris PC.
Oui, il y a des Kosovars en Suisse depuis 1965, mais on les
appelait des Yougoslaves. Il y a un lien direct entre les
événements en ex-Yougoslavie et les arrivées de
réfugiés de Kosove en Suisse. Avant 1987,
l'arrivée de Milosevic au pouvoir, il n'y a presque pas de
réfugiés kosovars, que des travailleurs, des hommes.
Dès 1991 et la guerre, il y a 14 000 réfugiés
qui arrivent d'ex-Yougoslavie par année en Suisse. De plus,
les travailleurs, en raison de la dégradation de la situation,
font venir leur femme et enfants. La population albanaise triple donc
en quelques années. En fait, c'est l'arrrivée des
femmes et des enfants qui rend cette communauté visible. Tout
à coup, il y a des enfants dans les écoles et dans les
immeubles, les femmes à la Migros, à la
maternité… Et la famille albanaise, c'est plutôt
cinq ou six enfants que deux. Ce qui les rend visibles aussi, c'est
de plus en plus de jeunes, condamnés à ne rien faire,
qui traînent autour des gares, et dont certains succombent
à la tentation du trafic de drogue. Si on regarde l'histoire
de l'immigration albanaise, le glissement de l'opinion suisse du "bon
Yougo" bosseur au "sale Albanais" trafiquant se fait en 3-4 ans
seulement. Il y a un drame et pour moi, un certain crime dont est
responsable la politique suisse d'asile. C'est la première
fois dans l'histoire de l'asile que des réfugiés
arrivent en Suisse alors qu'ils ont déjà un membre de
leur famille qui y vit légalement. Les autorités
refusent le regroupement, continuent d'attribuer les lieux de
résidence selon la péréquation cantonale et donc
empêchent le contrôle social positif de la famille sur
certains jeunes qui glissent ainsi dans la délinquance. Avec
trois francs d'argent de poche par jour, ce n'est qu'une question de
temps… Si on n'a pas fabriqué la délinquance
albanaise, on a contribué à la renforcer. Et le fait
qu'on ait logé ces requérants dans des abris PC, c'est
le résultat du refus des autorités de laisser les
réfugiés loger dans leur famille. A Genève en
particulier, c'est la structure d'accueil en deux temps entre
l'AGECAS et l'Hospice général, qui a
empêché par un certain immobilisme bureaucratique
d'utiliser toutes les disponibilités d'accueil du parc
immobilier.
Que penses-tu de la politique suisse d'asile de ces
dernières années ?
Il est clair que c'est une politique de dissuasion. Jusqu'en 1998,
presque tous les réfugiés kosovars sont traités
de "faux réfugiés" par les autorités. Mais,
devant l'horreur des événements, le discours officiel
admet la nécessité de l'accueil, et il y a une
réelle vague de solidarité en 1999, qui se constate par
la récolte de 50 millions de francs par la Chaîne du
bonheur. Mais l'accueil des réfugiés est une
catastrophe, et c'est la droite populiste qui en fin de compte
capitalise sur le dos des Kosovars aux élections
fédérales 1 999. La politique officielle d'asile fait
le lit de l'UDC. Et du côté de la gauche et des milieux
pacifistes, je pense que l'on a loupé le coche au début
des années quatre-vingt-dix, quand sont arrivés les
milliers de déserteurs kosovars, bosniaques, serbes, et que
l'on n'a pas essayé d'intégrer, ni d'utiliser leur
expérience pour comprendre réellement ce qui se jouait
là-bas et ainsi d'éventuellement se prémunir
d'ennuis futurs, de travailler sur la solidarité. Il faut
connaître les chiffres suivants : un habitant sur 40 en Suisse
est une personne de langue et de culture albanaise, 90 % d'entre eux
sont des travailleurs accompagnés de leur famille, qui vont
sans doute rester encore longtemps. Et un Kosovar sur 10 habite en
Suisse. En fait, une partie de la Kosove est aussi ici, et nous
concerne.
Réfugiés, requérants ?
Les Kosovars sont des réfugiés. On a
créé des catégories, des mots. Requérant,
demandeur d'asile… ça c'est des termes dans des lois. Ce
sont des gens qui ont dû fuir, donc ce sont des
réfugiés. En Suisse allemande, on a même
inventé ce mot de "Asylanten" que l'on ne peut comprendre que
comme quelque chose de négatif.
Et le statut actuel des Kosovars ?
Le Conseil fédéral a accordé l'admission
provisoire aux Kosovars en 1999 seulement. Ainsi, tous ceux qui sont
arrivés avant l'été 1999 en ont
"bénéficié". Mais cette admission a
été levée en août 1999. Ils doivent donc
repartir, sans que l'on tienne compte de leur réelle situation
: dans quel état est leur région, leur village, leur
maison. Le message du Conseil fédéral est clair : c'est
la création d'une situation d'insécurité, une
incitation au départ avec, perfidement, de l'argent. Aucune
solution de régularisation n'est envisagée pour tout
ceux qui sont là depuis 6 ou 7 ans. Au mois de juin, on va
être confronté, pour la première fois, à
la situation d'enfants qui ont fait toute leur scolarité en
Suisse, et qui devront rentrer, peut-être dans un village
complètement détruit… En fait, cet argent n'est
qu'une prime d'encouragement au départ, et il est versé
sans tenir compte de la situation des gens. De plus, les derniers
à partir seront ceux qui toucheront le moins, alors que sans
aucun doute ce seront eux qui auront besoin de plus d'aide, ceux dont
la maison a été complètement
détruite.
* Les damnés du 3e cercle - Les Kosovars en Suisse
1965-1999, Ueli Leuenberger & Alain Maillard, Editions
Metropolis, 1 999
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