Moderne barbarie
Aujourd'hui no 51 (29 octobre 1999)
Aujourd'hui, pour gagner sa vie en travaillant, il ne suffit plus
d'exécuter la tâche pour laquelle on est payé. Il
faut y mettre le meilleur de soi-même, adhérer à
son entreprise. L'employé qui conservera &endash;
peut-être &endash; son boulot sera celui qui ne compte pas ses
heures, qui ne rechigne pas à déplacer ses vacances,
qui emmène du travail le soir à la maison. Le
mérite premier du livre de Le Goff est de démontrer que
ce comportement, qui s'impose comme la norme n'est, justement, en
rien "normal". Il est le résultat de la "modernisation",
depuis une vingtaine d'années, de l'organisation du travail,
selon les discours et les méthodes des professionnels du
management et de la formation.
La Barbarie douce : la modernisation aveugle des entreprises et de
l'école, Jean-Pierre Le Goff, La Découverte, 1999, 125
p., (Sur le vif).
Si l'auteur donne à ce phénomène le nom de
"barbarie douce", c'est que les spécialistes prétendent
mener ces changements au nom du bien-être des travailleurs
censés devenir plus "autonomes", plus "libres". Cette
modernisation est opposée à l'ancien modèle
d'organisation du travail "archaïque" et autoritaire du XIXe
siècle : il n'est plus question d'imposer brutalement les
changements à l'employé. Celui-ci devient un partenaire
actif, qui "s'implique". Toute une batterie d'outils est
déployée par les professionnels de la gestion des
ressources humaines pour prendre l'avis des travailleurs, les aider
à manifester leurs attentes, etc.
En fait, on demande toujours plus aux employés. Ils
doivent, non seulement, être mobilisés en permanence
(heures supplémentaires, flexibilité, etc.) mais, de
plus en plus, ils doivent engager toute leur personnalité :
cela implique « des comportements qui relevaient
antérieurement de la sphère privée et de la
liberté personnelle ». C'est ainsi qu'est apparu le
"savoir-être" qui vient se rajouter à l'ancien
"savoir-faire".
Le comportement de chaque travailleur va être analysé
et comparé à un comportement type défini par les
études des professionnels de la ressource humaine. Le Goff
cite l'exemple de deux logiciels "d'auto-évaluation", mis au
point par Électricité de France (EDF), censés
permettre à « l'agent de bien se connaître et
construire son propre projet professionnel ». En fait, il s'agit
de déterminer « le profil comportemental d'individu
», c'est-à-dire de « repérer ce qui peut
motiver une personne, éviter une grande démotivation
[…], une faible productivité, [etc.]
». On mesure si l'agent correspond aux attentes de l'employeur,
et "l'auto-évaluation" consiste à savoir ce qu'il doit
modifier dans son comportement pour y répondre.
La volonté de manipulation des individus qui commandent
à ces techniques apparaît clairement dans la
littérature managériale qui préconise
d'établir une « relation de confiance réciproque
» qui « provient davantage d'un lien émotionnel fort
que d'un raisonnement intellectuel et d'une adhésion
rationnelle ». Tout ceci, bien entendu, serait bon pour les
employés et les gestionnaires affirment que le «
sentiment d'émotion et de satisfaction qui les lie à
l'entreprise [est] une relation nettement plus saine et
sincère que la dépendance dans laquelle les plonge la
sécurité de l'emploi ». Ces propos sont
légitimés et objectivés par l'apparence
scientifique qu'ils se donnent, notamment avec l'utilisation d'un
« discours pseudo-savant » : on parle d'employé
« réactif » et « participatif » qui
utilise, entre autres son « savoir mobiliser », son «
savoir combiner », son « savoir transférer »
sans oublier « l'image opérative commune » de la
compétence collective. Des semblants de théories
permettent à ces spécialistes du comportement d'aboutir
à de véritables lois en la matière qui, comme
par hasard, coïncident avec les besoins de l'entreprise moderne.
Citons : « l'autodiscipline est une norme de performance qui
émane de chaque individu ».
Ce phénomène ne s'arrête pas aux portes de
l'entreprise, il pollue l'ensemble de la société. Le
Goff s'intéresse à son adaptation et à ses
effets dans l'enseignement. Par exemple, dès l'école
maternelle, « un livret d'évaluation [qui] permet
le "suivi" de l'acquisition des compétences » ne comporte
pas moins que « quatre-vingt-neuf compétences »
divisées en d'innombrables catégories et
sous-catégories parmi lesquelles, on trouve « manifester
l'envie d'apprendre », « contrôler ses
réponses par rapport à une consigne », «
mener un travail à son terme », etc. Ici, comme dans
l'entreprise, "l'autonomie" et la "participation" sont des obsessions
: l'enfant doit « affirmer son autonomie dans l'espace, par
rapport aux objets et aux personnes » et se prononcer sur les
activités qui lui sont proposées ; « des enfants
de quatre à cinq ans […] sont quasiment
sommés […] de s'exprimer sur leur séjour
et on laisse entendre que ce faisant, ils prendront part aux
décisions ». Cela conduit à une école dans
laquelle « le thème de la réussite revient comme
un leitmotiv » : la maternelle devient un « tremplin vers
la réussite », premier échelon « d'une
société qui érige la responsabilité de
tous, concept novateur, volontariste, en un principe intangible
».
Comme nous venons de le voir, ces nouvelles techniques servent
à merveille le libéralisme économique. Mais
selon Le Goff « l'autonomie et la transparence dont se
réclament ces outils ne trouvent pas leur fondement dans la
sphère économique ». La barbarie douce est «
symptomatique de la décomposition des repères qui
structuraient antérieurement le vivre ensemble et l'action
collective », et trouve sa source dans, ce qu'il appelle, «
l'héritage impossible de 1968 ». Son idée est que
les remises en question fondamentales qui ont été
faites à cette époque, mais qui n'ont pas pu se
concrétiser, ont conduit à une situation
d'affaiblissement des institutions existantes, sans que rien ne les
remplace. Ainsi des thèmes comme l'autonomie ont
été instrumentalisés, « mis au service de
la gestion économique » notamment, par une gauche
moderniste, pour assurer son virage gestionnaire. Il s'agissait, pour
cette dernière, de brandir des thèmes "éthiques"
pour masquer sa conversion à l'économie de
marché.
En dépassant l'exemple français, on peut
légitimement penser que les idées qui ont secoué
l'« ancien monde » ont été d'autant mieux
digérées puis utilisées pour le refonder, que
ceux qui dirigent aujourd'hui sont ceux-là même qui les
portaient hier. Cependant, Le Goff parle au nom d'une certaine
nostalgie &endash; même s'il s'en défend &endash; que
trahit son jugement sur « les élites de la modernisation
d'après guerre [qui] disposaient d'une culture
humaniste et d'une expérience humaine, acquises à
travers l'enseignement et les épreuves de la guerre ».
Rien d'étonnant alors qu'il préconise la refonte
d'institutions comparables à celle du passé et capables
de favoriser « un lien entre dirigeants et dirigés qui ne
débouche pas sur l'ignorance et le mépris, tout en
reconnaissant comme légitimes les différences et les
conflits ». Certes, le fait de rendre à nouveau lisible
les antagonismes entre salariés et patrons est un enjeu
fondamental, mais il faudrait que ce travail s'accomplisse dans le
sens d'une libération réelle des travailleurs, et non
pas dans celui du rétablissement d'anciens rapports que Le
Goff tend à embellir. Lorsqu'il invite à «
revivifier une culture politique démocratique et
républicaine, qui est le meilleur de notre tradition »,
il oublie que cette tradition était l'alliée de
l'exploitation économique d'alors, comme la "culture
managériale" l'est de celle d'aujourd'hui. Le Goff ne remet
pas en question cette exploitation, il la souhaite contenue par la
politique et la culture.
Sur ce terrain-là, nous ne le suivrons absolument pas. Que
les nouvelles méthodes de gestion s'intègrent au
capitalisme, mais n'en soient pas le fruit direct, ne change rien au
fait qu'elles le servent. Si ces manipulations sont possibles, c'est
aussi à cause de la nouvelle donne économique. Sans le
chantage à l'emploi permanent, il serait plus facile pour les
travailleurs de refuser de jouer le jeu.
G. Amista
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