L'Homme est l'avenir du robot
Aujourd'hui no 43 (28 mai 1999)
Le
travail à la chaîne, immortalisé par Charlie
Chaplin dans les Temps modernes (1935) n'a pas disparu. Malgré
une consommation plus « personnalisée » et
l'engouement pour le « management participatif », nous ne
sommes pas entrés dans l'ère de l'emploi créatif
pour tous. Au contraire, comme le démontre Guillaume Duval, nous
assistons à un véritable boom du travail
répétitif. Sa description détaillée d'un
phénomène occulté par les médias et
ignoré par ceux qui ne le vivent pas mérite notre
attention
Guillaume Duval, L'entreprise efficace à l'heure de Swatch® et de McDonald's®. La seconde vie du taylorisme, Paris, La Découverte & Syros, 1998.
Le
taylorisme appelé aussi « organisation scientifique du
travail » est une invention ancienne. C'est l'américain
Frederick Taylor (1856-1915) qui a mis au point, dans l'industrie, la
méthode suivant laquelle tous les postes de travail doivent
être étudiés dans le détail afin de limiter
au maximum les gestes effectués par chaque ouvrier et augmenter
ainsi le rythme de travail. Cette « œuvre » a
été poursuivie par Henri Ford (1863-1947), patron de
l'entreprise du même nom. Véritable inventeur de
l'industrie automobile, Ford va appliquer scrupuleusement le «
système Taylor » dans ses ateliers, instaurant
également la chaîne de montage qui accélère
la succession des opérations.
D'un
autre côté, Ford est à l'origine de ce qu'on a
appelé le « compromis fordiste ». Payant ses
ouvriers au rendement, autour de 5 $ par jour soit le double de ses
concurrents de l'époque, il voulait fidéliser ses
employés et aussi leur permettre de lui acheter une voiture...
Cette façon de voir les choses a fortement inspiré les
politiques économiques occidentales après la seconde
guerre mondiale (notamment par des compromis avec les syndicats sur les
augmentations de salaire) favorisant l'expansion du capitalisme
grâce à l'achat en masse de voitures, frigos, T.V., etc.
Revenons
au taylorisme. La version classique comme celle que nous connaissons
aujourd'hui reposent sur le même principe de base : le savoir
faire nécessaire à la production « cesse
d'être stocké dans la tête des salariés
». Il appartient à l'entreprise qui organise le
découpage des tâches que l'ouvrier n'a plus qu'à
exécuter à un rythme soutenu. Ce qui est nouveau, c'est
que cette méthode n'est plus seulement appliquée dans
l'industrie, mais qu'elle envahit de plus en plus les autres secteurs.
Que ce soit dans les bureaux, les magasins, les banques, les
hôtels, ou les restaurants... plus grand chose est laissé
à l'improvisation.
McDo
constitue un exemple caractéristique de cette nouvelle tendance.
Dans la cuisine ou à la caisse, n'importe où dans le
monde, l'équipier McDo effectue les même gestes dont
l'efficacité a été rigoureusement calculée.
Où que ce soit, le même type de hiérarchie est mise
en place. Les gérants des restaurants sont théoriquement
indépendants, mais ils s'agit d'une indépendance
parfaitement encadrée : ils doivent s'approvisionner chez les
mêmes fournisseurs, vendre exactement les mêmes produits et
appliquer les mêmes procédures. En échange, ils
bénéficient des campagnes de promotion et des conseils
réguliers des contrôleurs la marque...
Nombreux
sont les restaurants, les hôtels et autres magasins à
faire partie de chaînes. Ces entreprises à «
organisation clé en main » sont économiquement plus
rentables que les petits commerces indépendants. Le service
standardisé, codifié, les achats en gros... optimisent
les investissements. Plus besoin de réinventer partout le fil
à couper le beurre : le réseau, la marque ont tout
prévu. Cette standardisation du travail des « cols blancs
» est favorisée par la mise au point de normes
internationales (ISO) qui constituent de puissants arguments de vente
(c'est garanti exactement comme chez vous !) et aussi grâce
à l'informatique. Les programmes des ordinateurs constituent eux
aussi des procédures standardisées. Grâce à
eux, la productivité des bureaux peut être
contrôlée : « on peut suivre désormais la
quantité de transactions réalisées par chaque
salarié, le nombre d'appels dans une société de
télémarketing, le nombre de chômeurs
rencontrés par chaque agent de l'ANPE *... ».
Parmi
les particularités du néotaylorisme, il faut citer aussi
la polyvalence, la production à flux tendu et la «
qualité totale ».
On
s'est rendu compte que le fait de répéter toute
l'année les mêmes gestes entraînait un ras-le-bol
néfaste. La solution : faire varier l'activité en
déplaçant le travailleur d'un poste à l'autre. Il
s'agit toujours de travail subdivisé et prescrit... mais
changeant. Autre avantage : désormais, en cas de panne,
l'ouvrier n'attend plus bras croisés que le contremaître
apporte la solution. « Avec la polyvalence finie ces minutes
volées à la chaîne : l'opérateur doit
résoudre lui-même le problème ».
La
production à flux tendu, appelée aussi «
zéro stocks » évite l'immobilisation du capital.
L'entreprise produit à la demande, ce qui implique «
souplesse » et précarité pour les salariés,
mais de cette manière l'« individualisme » du client
peut être satisfait. Le « cœur » des produits
est parfaitement identique, mais on peut choisir les « options
», par exemple la couleur des sièges de sa voiture.
Quant
à la « qualité totale » dite aussi «
zéro défaut », elle nous vient du « toyotisme
» ou modèle japonais. Les erreurs et malfaçons
entraînent des pertes importantes. La solution, c'est la mise en
place d'un auto-contrôle permanent. Celui-ci peut se
réaliser matériellement sous forme de marques et autres
codes-barres qui accompagnent les opérations et permettent
d'identifier le fautif. La pression peut venir directement du client
qui attend sa commande. Chez McDo, il fait la queue à quelque
mètres du producteur. Mais le plus souvent c'est
l'équipe, le collectif des collègues, qui réalise
le contrôle. « Une des grandes forces du
néotaylorisme contemporain consiste [...] à mobiliser des
mécanismes beaucoup plus puissants que l'argent pour stimuler,
mobiliser la productivité individuelle du travail [...] : la
pression du flux et celle du groupe, l'orgueil, le besoin de
reconnaissance sociale, la logique de l'honneur, le souci du travail
bien fait, du service rendu... ». Les experts ont d'ailleurs
observé que les membres d'un groupe de travailleurs
étaient généralement plus sévères
avec leurs collègues que n'osait l'être un petit chef !
Dans
sa conclusion, Duval fait part de son « sentiment de
répulsion instinctif » vis-à-vis du travail
répétitif. Cependant, il ne voit pas tellement comment on
pourrait s'opposer à son expansion actuelle, car « il a
fait la preuve de sa supériorité productive, de la
capacité d'une organisation de ce type de fournir des biens et
des services au meilleur prix, avec la meilleure qualité dans le
meilleur délai ». Il souhaite par contre une sorte de
nouveau « compromis fordiste » et interpelle les
travailleurs pour qu'ils prennent conscience de leur force collective
et revendiquent leur part de gâteau. Il nous rappelle que,
grâce à la pression du chômage notamment, les
salaires stagnent depuis des années. Ces bas salaires
entraveraient d'ailleurs le progrès technique et l'automation,
les patrons n'ayant pas avantage à remplacer des employés
bon marché et disciplinés par des machines trop
coûteuses...
Nous
ne sommes pas opposés aux luttes pour des augmentations de
salaire, mais nous ne sommes guère convaincus par ces
considérations finales au relent de marxisme prononcé :
cette fameuse « dialectique » suivant laquelle le monde
progresserait par le mauvais côté des choses. Il ne s'agit
pas pour nous de rejeter la technique ou l'organisation rationnelle en
tant que telles (nous ne regrettons pas l'époque où l'on
lavait le linge à la fontaine), mais d'avoir un regard plus
critique sur les résultats des « progrès »
engendrés par le système de marché concurrentiel
actuel. Chacun est à même de constater, par exemple, que
si la restauration rapide est un « concept » qui marche,
elle n'est ni bonne, ni saine, ni spécialement bon marché.
Par
ailleurs, l'application de procédures standardisées et
codifiées à des secteurs comme la santé, le social
ou l'éducation (ce dont Duval ne parle guère) sont en
train de démontrer l'inhumanité fondamentale de
l'utilitarisme poussé jusqu'à ses dernières
conséquences. A l'heure actuelle, une petite élite de
concepteurs nous impose son mode de production et de consommation.
Une
société où l'imagination de toutes et tous serait
mise à contribution trouverait certainement des solutions
techniques novatrices. Mais ce sont surtout les finalités
poursuivies et les valeurs partagées qu'il faudrait pouvoir
élaborer collectivement, plutôt que de les laisser
naître aléatoirement des vicissitudes de la concurrence
généralisée.
M. Argery
*L'ANPE est l'agence nationale pour l'emploi, l'institution qui s'occupe des chômeurs en France.
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