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Dossier négationnisme

par J. Valjak et M. Argery

L'Affranchi no 16 (printemps-été 1999)


Voici un dossier consacré à un sujet pour le moins scabreux. Nous avons posé notre regard sur le curieux phénomène du négationnisme << de gauche ou libertaire >>. Cette aberration est particulièrement pénible, car si l'on comprend pourquoi l'extrême-droite essaie de nier ou de minimiser le génocide des Juifs durant la deuxième guerre mondiale, il semble invraisemblable que des gens du camp adverse défendent de pareilles idées.
Même s'il est tout à fait marginal dans nos milieux, le révisionnisme ou négationnisme 1 y a une tradition, qui date, nous le verrons, des années cinquante. Inventé par un esprit dérangé, celui de Paul Rassinier, ce négationnisme << de gauche >> a rapidement attiré l'attention d'authentiques nazis qui ont su l'utiliser à leur profit. Ainsi, aujourd'hui encore, dans quelque officine borgne, de vieux crétins osent se prétendre anarchistes, alors qu'ils diffusent, entre quelques citations des classiques, des écrits racistes et antisémites parfaitement répugnants.
Cette triste engeance serait peut-être tombée dans l'oubli si les thèses de Rassinier ne s'étaient pas refaites une nouvelle jeunesse dans les années soixante-dix, grâce à des individus issus du marxisme et jouissant, pour certains, d'une petite réputation dans le monde littéraire. Là non plus, il ne s'agit pas d'un mouvement important, ni même d'un groupe significatif, mais de quelques personnes qui ont su se faire une réputation sulfureuse et attirer l'attention des médias.
Ces gens ne mériteraient sans doute pas beaucoup d'attention, s'ils n'étaient pas au centre d'une polémique qui divise profondément le mouvement antifasciste français. Les échos de cette affaire qui sont parvenus jusqu'à nous, nous ont profondément troublés. Le traitement désinvolte qu'en a fait Le Monde libertaire, dans un article signé Jean-Marc Raynaud, n'a pas apaisé notre inquiétude. Ce n'est pas en renvoyant dos à dos les individus qui essaient de cacher sous le tapis leur passé négationniste (Gilles Dauvé et Serge Quadruppani) et ceux qui les dénoncent (Didier Daeninckx, Alain Bihr, Thierry Maricourt, etc.), en les traitant au passage de << petits bourgeois néo-réformistes >> et en les accusant << de jeter l'opprobre sur (...) un mouvement libertaire ontologiquement insoupçonnable de toute complaisance envers la vérole révisionniste... >> 2, qu'on va résoudre le problème. Le fait de rappeler les nombreuses victimes libertaires du fascisme ou de déclarer qu'il y a beaucoup plus de fascistes camouflés au sein des autres courants politiques de droite et de gauche, ne nous dispense pas non plus de faire le ménage chez nous.
Or, la petite étude nécessairement incomplète que nous avons réalisée, montre que la pénétration dont certaines organisations libertaires ont été victimes ne peut être considérée comme un << épiphénomène >> négligeable. Le savoir, expliquer précisément ce qui s'est passé dans tel ou tel cas, n'est pas un aveu de faiblesse, mais constitue, à nos yeux, un avertissement pour l'avenir.
Parce que nous refusons les explications simplistes du genre : << les extrêmes se rejoignent >>, ou << c'est une manipulation des réformistes pour affaiblir les révolutionnaires >>, nous avons essayé de comprendre ce qui a bien pu se passer. Comprendre pour nous ne signifie évidemment pas accepter ou partager, mais expliquer. Un raisonnement, fut-il aberrant, a sa logique qui peut séduire certains, notamment des << intellectuels >> anticonformistes à la recherche d'idées << inédites >>. En << déconstruisant >> un discours, en écoutant comment certains, avec le recul, essaient de justifier leur dérive, on se fait une idée de ce qui a pu leur arriver.
Il y a sans doute des leçons à tirer de cette lamentable histoire. D'abord que certaines sectes << gauchistes >> ou << libertaires >> ont tendance à vivre dans un monde imaginaire. Leurs membres essaient certes d'échapper à l'idéologie dominante, aux idées reçues, aux mensonges de la presse et de l'histoire officielle... mais ces efforts ne les empêchent pas de tomber dans un univers de chimères où la parole d'un chef, d'un maître à penser, remplace le libre arbitre et la recherche de la vérité.
Il n'y a pas de recette miracle permettant d'éviter les aberrations que nous allons décrire. Mais savoir comment de telles dérives furent possible devrait, nous l'espérons, rendre nos lecteurs attentifs et méfiants vis-à-vis des explications trop faciles et prétendument << ultra-subversives >> que certains charlatans de la pensée essayeront certainement, une fois ou l'autre, de leur vendre.

Notes :
1 Le qualificatif de négationniste convient mieux à ceux qui nient la réalité de l'extermination des juifs d'Europe durant la deuxième guerre mondiale, que celui de révisionniste dont ils s'affublent. Ces gens-là prétendent que les historiens révisent périodiquement leurs théories, ce qui est vrai : de nouvelles interprétations du passé sont fréquentes, des éléments nouveaux peuvent aussi modifier notre vision des choses, mais cela ne signifie pas que l'on puisse nier les faits avérés et raconter n'importe quoi.
2 J.-M. Raynaud, Révisionnisme, négationnisme... Qui veut noyer son chien l'accuse de la rage ! in Le Monde libertaire no 1091 du 11 au 17 septembre 1997.


Paul Rassinier, le père du << révisionnisme >>

A l'origine du courant << négationniste >> on trouve un personnage sur lequel il faut s'arrêter : Paul Rassinier. Pacifiste intégral, militant communiste, socialiste, puis anarchiste, Rassinier allait mener une double vie, dans les années cinquante-soixante, en écrivant aussi bien dans des journaux de gauche, pacifistes et anarchistes que dans des publications d'extrême-droite. Cette double identité l'accompagna jusque dans sa mort, en juillet 1967, à l'occasion de laquelle il y eut deux oraisons funèbres : l'une fut prononcée à Paris par l'écrivain fasciste Maurice Bardèche devant un parterre d'extrême-droite ; l'autre, lue au cimetière de Brémont (Territoire de Belfort), était de la plume du vieux camarade pacifiste Emile Bauchet qui s'exprimait << au nom de ses amis socialistes et pacifistes >> 1.
Lorsque nous nous sommes penchés sur le cas Rassinier, nous avons surtout consulté Comment l'idée vint à M. Rassinier de Florent Brayard. Nous étions déjà étonnés de voir qu'un ouvrage aussi détaillé ait été réalisé sur les livres, les articles et la correspondance de ce vaniteux 2 qui, malgré ou à cause de son expérience de la déportation, s'était enfoncé dans l'erreur... dans l'abjection négationniste. Ainsi, nous sommes encore plus surpris de découvrir, au moment d'achever ce dossier, qu'une seconde biographie de Rassinier vient de paraître. L'ouvrage de Nadine Fresco, que nous n'avons fait que survoler, apparaît comme un monument d'érudition. Plutôt que d'étudier à fond son << oeuvre >>, comme l'a fait Brayard, Fresco s'est efforcée de comprendre le contexte qui a permis la Fabrication d'un antisémite. Elle a consulté de très nombreux témoins et nous ne pouvons que conseiller la lecture de son ouvrage 3. Pourtant, nous sommes restés sur notre faim sur un point précis qui reste en partie à résoudre : comment la dérive de Rassinier a pu se poursuivre et faire des émules, sans qu'une réaction rapide, forte et surtout définitive ne se manifeste dans les courants pacifistes et libertaires qu'il fréquentait.
Résistant non-violent, Rassinier fut arrêté par la Gestapo en novembre 1943, torturé (il eut un rein éclaté et fut déclaré invalide à la libération), il fut déporté à Buchenwald puis à Dora où il passa 14 mois. Son séjour en camp de concentration fut particulier, atypique, car Rassinier allait y passer plusieurs mois à l'infirmerie : une chance rarissime due semble-t-il à la compassion d'un médecin hollandais. Il paraît avoir aussi bénéficié d'une << planque >> comme ordonnance d'un officier SS. Faut-il parler à son propos de << syndrome de Stockholm >> 4 ? En tout état de cause quand, à partir de 1949, il se met à écrire des livres sur son expérience de la déportation, il tend à minimiser la responsabilité des nazis, en faisant reposer l'essentiel des horreurs des camps sur les Kapos 5, notamment les Kapos membres du parti communiste.
Rassinier était-il aveuglé par son expérience personnelle des camps ? 6 Etait-il victime de son anticommunisme viscéral ? Exclu du PC en 1932, il devint alors socialiste. Elu à la deuxième Constituante de 1946 pour la Fédération socialiste du Territoire de Belfort, il fut battu, lors de l'élection suivante, par le radical Pierre Dreyfus-Schmidt allié aux communistes... D'un autre côté, le pacifiste Rassinier considérait comme une attitude belliciste le fait d'accabler l'Allemagne. Il pensait que la situation était semblable à celle qui avait suivi la guerre de 14-18 et qu'il fallait tourner la page pour éviter un nouveau conflit mondial.
Les doutes que Rassinier manifeste vis-à-vis des chambres à gaz jouent un rôle mineur dans ses premiers écrits. D'abord, il ne nie pas leur existence, il minimise : << Mon opinion sur les chambres à Gaz ? Il y en eut : pas tant qu'on le croit. Des exterminations, il y en eut aussi : pas tant qu'on ne l'a dit >> 7. Il pensait aussi que le massacre n'avait pas été ordonné d'en-haut, mais plutôt par << un ou deux fous parmi les SS >>, aidés de quelques Kapos...
L'affaire va prendre de l'ampleur avec la préface de son deuxième livre, Le Mensonge d'Ulysse (1950), pour laquelle il fait appel à une sorte de pamphlétaire provocateur : Albert Paraz, dont la principale préoccupation était alors de faire réhabiliter l'écrivain Céline 8. Paraz repère tout de suite la dimension iconoclaste des propos de Rassinier ; il proclame : << Seul un extraordinaire masochiste peut s'aviser d'écrire, maintenant, que les témoignages sur les chambres à gaz ne sont pas tout à fait assez concluants, pour son goût [...]. C'est de la dynamite. >> 9
Sans la préface de Paraz, le livre de Rassinier aurait encore pu paraître relativement anodin, un témoignage partiel 10 et partial, une analyse subjective des camps. Avec cette préface, la mise en scène d'un Rassinier brisant le << mythe >> des chambres à gaz est déjà en place. Le piège allait se refermer suite à un incident à l'Assemblée Nationale où l'on débattait d'un projet d'amnistie concernant les << épurés >>.
Un député, évoquant le compte-rendu du Mensonge d'Ulysse trouvé dans une revue d'extrême-droite lança la phrase fatidique : << Il paraît, mes chers collègues, qu'il n'y a jamais eu de chambres à gaz dans les camps de concentration ! >> 11
L'hypothèse de la prétendue inexistence des chambres à gaz selon Rassinier était devenue une affaire d'Etat. Pour ne pas se dédire, Rassinier allait poursuivre ses << recherches >> en étudiant uniquement les éléments pouvant aller dans ce sens. Dans les livres qu'il écrivit par la suite, il se mit à débusquer les contradictions des témoignages sur les camps. Il discuta des chiffres comme un épicier, affirmant, par exemple, que la surface des salles de gazage ne correspondait pas au nombre de personnes qui y avaient été assassinées, etc. Les seules << preuves >> acceptables à ses yeux auraient été une lettre écrite de la main du Führer ordonnant l'anéantissement des juifs, ou peut-être une victime revenue à la vie... Mais de telles preuves n'existent pas 12.
L'engagement de Rassinier sur la pente fatale du négationnisme allait être grandement facilitée par ses nouveaux amis. Nous avons vu le cas de Paraz, il y en eut d'autres. En 1950, Rassinier entre en contact avec Maurice Bardèche. Attaché à réhabiliter son beau-frère Robert Brasillach fusillé à la libération, Bardèche a pris la défense de la collaboration et du régime de Vichy contre la résistance << criminelle >>. Son livre Nuremberg ou la terre promise (1948) est une sorte de plaidoyer en faveur de l'Allemagne nazie présentée comme un rempart contre le communisme. Dans le second volume de Nuremberg 13, il va longuement citer les propos de Rassinier, dont il fait un portrait élogieux. Rassinier était doublement victime, prétendait Bardèche, des camps et de son honnêteté. Extrêmement sensible à la flatterie, peut-être est-ce sous l'influence de Bardèche que Rassinier va tenir des propos de plus en plus négationnistes ? Il faut aussi évoquer la figure de Henri Coston, un nazi de première catégorie, véritable activiste, éditeur avant guerre du Protocole des sages de Sion 14, associé aux services secrets de propagande allemands sous Vichy, condamné comme collaborateur aux travaux forcés à perpétuité en 1947, mais libéré au début des années cinquante. Coston qui va rééditer Le mensonge d'Ulysse de Rassinier en 1955, aura sur ce dernier une influence certaine. Le Parlement aux mains des banques de Rassinier, publié en octobre 1955 dans un numéro spécial de << la petite revue anarcho-pacifiste A contre courant >> 15 est très largement inspiré par Les financiers qui mènent le monde de Coston. A partir de là, Rassinier va également adopter des postures antisémites, et chacun des nouveaux livres de ce vieil homme malade au sens propre comme au sens figuré constituera un pas de plus vers les thèses de l'extrême-droite 16. Dans ces milieux, il était le déporté << providentiel >>. Par exemple, en 1960, quand il fut sollicité par son éditeur allemand pour faire une tournée de conférences, il enchanta des parterres de nazis non repentis, bienheureux de voir un ancien déporté leur expliquer qu'ils avaient été moins criminels qu'ils ne le pensaient.
Peu de temps avant sa mort, Rassinier se trouvera un disciple en la personne de Robert Faurisson. Cet individu aux idées d'extrême-droite, professeur de littérature, est l'inventeur d'une méthode d'analyse littéraire à même le texte << sans aucun recours à la biographie, (...) sans l'aide de considérations historiques, sans se soucier des déclarations de l'intéressé sur son oeuvre... >> 17. Après la disparition de Rassinier, Faurisson va prendre le relais et continuer, avec sa méthode d'analyse littéraire, la << recherche >> visant à prouver l'inexistence des chambres à gaz dans les camps nazis, << oeuvre >> qu'il poursuit de nos jours.

Rassinier chez les libertaires

Voyons maintenant brièvement la carrière libertaire de Paul Rassinier. En 1950, dans Le libertaire du 11 novembre, paraît une critique acerbe du livre Le mensonge d'Ulysse réalisée par un autre déporté René Michel (Robert Meignez) qui refuse de dédouaner les SS de leurs crimes en accablant les Kapos. Mais on y apprend aussi que le livre de Rassinier est << en vente au << Libertaire >> >>. Une polémique va s'engager dans les numéros suivants, dans le cadre de laquelle Rassinier défendra son point de vue 18.
Exclu du parti socialiste SFIO en 1951, Rassinier devait rejoindre la Fédération anarchiste (FA) dans le courant des années cinquante. Il fut membre du groupe Elisée-Reclus de Nice vers 1957-1959, puis du groupe local de la FA d'Asnières jusqu'au début des années soixante. Les journaux pacifistes et libertaires de ces années-là (le Monde libertaire, la Voie de la Paix, Contre-Courant, Défense de l'homme) contiennent un certain nombre de ses articles, notamment sur des questions économiques. Mais une fois au moins, il y exprima certaines de ses idées fascistoïdes et << révisionnistes >>. En 1953, Rassinier écrivait dans le journal pacifiste de Louis Lecoin Défense de l'homme << A propos du procès de Nuremberg et de ceux qui lui ont fait cortège, ces gens qui se prétendent de gauche ont laissé à Maurice Bardèche le soin de reprendre, sur la guerre, les idées qui au lendemain de celle de 1914-1918, furent si brillamment illustrées par Mathias Mohrardt, Michel Alexandre, Romain Rolland, Marcel Martinet, etc. Et à propos d'Oradour, ils ont laissé à un curé, l'archevêque Rastouil, de Limoges, le beau geste qui a consisté à refuser d'aller témoigner pour le compte de l'accusation, en invoquant la charité chrétienne qui lui interdisait de participer de quelque façon que ce soit à cette abominable campagne d'excitation à la haine... >>. Dans le même article, à propos des expériences << médicales >> pratiquées par les nazis sur les détenus dans le camp alsacien du Struthof, il recherche les contradictions des témoins pour conclure << Alors, je pose à nouveau la question que je posais déjà dans Le Passage de la Ligne et Le Mensonge d'Ulysse : si on ne peut mettre que 87 morts au compte des expériences médicales, comment et pourquoi sont morts les autres ? >> 19
Aux alentours de 1959-1960, Rassinier semble avoir joué un rôle significatif au sein de la Fédération anarchiste. On trouve plusieurs de ses textes dans les bulletins internes de cette organisation. Dans le numéro d'avril 1960, par exemple, est reproduite une importante correspondance entre Rassinier et Maurice Fayolle sur le thème << révolte et révolution >> 20. A l'occasion du Congrès de Trélazé des 4, 5 et 6 juin 1960, une lettre de Rassinier, absent, est lue à l'assemblée. A la suite de quoi, les congressistes débattent de certains de ses arguments 21.
L'histoire veut que Rassinier ait été démasqué en 1961 par Maurice Laisant, le secrétaire de la FA, qui l'aurait fait demander à la rédaction de la revue d'extrême-droite Rivarol où il écrivait sous un faux nom 22.
En fait, la FA avait été interpellée par des libertaires allemands qui eux avaient su lire et comprendre le véritable sens du Mensonge d'Ulysse. Dans le courrier adressé au congrès de la FA de Monluçon 1961, et publié dans le Bulletin intérieur de la FA, ils demandaient tout d'abord << s'il y a une parenté quelconque entre P. Rassinier qui fréquente les milieux anarchistes français et l'écrivain qui vient de se faire éditer outre Rhin sous l'égide du néo fasciste SS Karl Heinst Priester >> 23. En quelques lignes, les anarchistes allemands relèvent ce qui fait l'absurdité du livre de Rassinier : ses doutes sur les chambres à gaz, le fait qu'il fait reposer la responsabilité des horreurs sur les détenus eux-même... Ils se demandent si les conditions de détention qu'il a connues au camp de Dora ont pu l'aveugler au point de ne pas voir les souffrances qui l'entouraient. Ils soulignent combien la démarche de ce << témoin capital >> qui prétend << prouver que ce ne sont pas les assassins qui ont tort,... mais les assassinés >> peut être utile à un éditeur nazi. Et ils concluent en revendiquant haut et fort leur droit de dénoncer ce qu'il dit << comme un mensonge infâme et une tentative pour blanchir les criminels SS >>.
A la suite de ce texte accusateur, figure une lettre d'explication de Rassinier dans laquelle il fait preuve d'un culot certain. Il rappelle que Le Mensonge d'Ulysse publié en Allemagne est exactement le même livre << qui a été soutenu en son temps par la Fédération anarchiste et Le Libertaire >> et affirme que les << soi-disant anarchistes allemands sont comme cul et chemise avec les communistes >>. Il apporte certaines précisions sur les chambres à gaz en déclarant notamment qu'il n'y avait jamais eu de chambrez à gaz sur le territoire de ce que le National-Socialisme appelait le << Grand Reich >> 24. Il nie le fait que son éditeur allemand soit un ancien SS, mais dit aussi que peu lui importe, car Julliard l'éditeur de Mendès-France a aussi édité des pétainistes. Concernant les quatorze conférences faites en Allemagne, il dit y avoir invité << les singuliers anarchistes >> qui l'accusent et qu'<< ils ont décliné l'offre !!>> (Les points d'exclamation sont d'origine). Enfin le journal (d'extrême-droite) allemand dans lequel se trouve une interview de lui << publie intégralement ce qu'on lui dit, ce qui n'est pas le cas du Monde libertaire... >>
Nous ne savons pas précisément comment les militants de la FA résolurent le problème qui leur était posé. En 1964, Le Monde libertaire fit paraître une brève << mise au point >> précisant que << depuis 1961 il [Rassinier] n'appartient plus à notre organisation >> 25. Mais la rupture ne paraît pas avoir été claire et nette pour tous. C'est en tout cas ce qu'on est en droit de penser en voyant comment, en 1987, dans les colonnes du Monde libertaire, le militant historique Maurice Joyeux se remémore son ancien camarade. Selon Joyeux, l'erreur du déporté Rassinier est d'avoir dit toute la vérité sur les camps et d'avoir refusé, à la différence d'autres, d'être utilisé par les politiciens. Joyeux qui proclame que Rassinier a été son ami, affirme n'avoir << jamais mis en question le Mensonge d'Ulysse [qu'il] considère comme le meilleur, le plus mesuré et par sa nature même, le plus crédible de tous les livres écrits sur les camps de la mort >>. Signalant pourtant le bon accueil qu'ils ont eu dans les milieux d'extrême droite, Joyeux affirme que les ouvrages de Rassinier << n'atténuent en rien la barbarie nazie >>. Si à un moment donné Rassinier a été rejeté par certains libertaires, c'est parce qu'on ne lui pardonnait pas ses origines politiques. Et << lorsqu'il s'éloignera la séparation se fera sans accrocs. Ce qui ne l'empêchera pas de conserver des relations amicales avec un certain nombre de militants dont Lecoin, Louvet, Prudhommaux et quelques autres >>. Sans nier l'existence des chambres à gaz, Joyeux verse malheureusement de l'eau au moulin du négationnisme en écrivant : << En vérité des millions d'hommes de toutes races, de toutes nationalités, de toutes confessions ont disparu. De quelle manière ? On en discutera encore longtemps ; aussi longtemps qu'il existera des politiciens ayant intérêt à battre monnaie sur des cadavres >>. 26
C'est peut-être par ses côtés provocateurs que Rassinier était parvenu à séduire certaines franges du mouvement libertaire. Les différents procès en diffamation qui l'opposaient à d'anciens déportés devenus députés lui faisaient une réputation sulfureuse. Et puis, tous les libertaires n'étaient pas sortis grandis de la guerre. Il y avait eu des résistants bien sûr, mais d'autres étaient restés attentistes ou avaient même collaboré, pensant que tout, même une paix fasciste, valait mieux que la guerre. Les arguments d'un Rassinier, ancien résistant, les confortaient dans leurs choix passés. Il faut dire à leur décharge que Rassinier avait aussi ses défenseurs dans d'autres milieux réputés de gauche. Georges Lefranc, historien du socialisme et du syndicalisme 27, saluait régulièrement les publications de Rassinier et de Coston dans La République libre 28 de Paul Faure.
Rassinier perdit finalement presque tous ses soutiens en milieu libertaire et pacifiste en 1964, quand il intenta un procès à la Ligue internationale contre l'antisémitisme qui l'avait traité d'<< agent de l'Internationale nazie >>. Il venait en effet d'être refoulé d'Allemagne à cause de ses fameuses conférences dans les milieux d'extrême-droite. Rassinier non seulement perdit son procès, mais ses mésaventures allemandes et sa collaboration à Rivarol firent la une des journaux. Pourtant, il parvint encore à tromper un petit groupe libertaire, l'Alliance ouvrière anarchiste (AOA) qui, par manque d'information ou par amitié, l'accueillit dans ses rangs.

Des << anarchistes >> providentiellement négationnistes

L'AOA est à l'origine le produit d'une scission de la Fédération anarchiste. Elle s'est constituée le 25 novembre 1956 à Bruxelles. Dans son texte fondateur, elle se présente comme une coordination qui << se REFUSE A ORGANISER, c'est-à-dire à réglementer l'idée commune de la liberté >>. Ce refus implique notamment le rejet de tout système de vote. Par ailleurs l'AOA considère que la lutte des classes << est à présent dépassée >>. Pour l'AOA, l'ennemi c'est la hiérarchie, << y compris la hiérarchie des valeurs et la soi-disant compétence >>. A l'origine, l'AOA regroupait des gens qui avaient été échaudés par les différentes prises de pouvoir qui s'étaient manifestées dans la Fédération anarchiste pendant cette période particulièrement trouble de son histoire. Ils reprochaient aux dirigeants de la FA d'être des bourgeois et surtout des francs-maçons.
Nous ignorons pratiquement tout de l'histoire de l'AOA, qui semble avoir végété jusqu'à nos jours. Ce qui est clair, c'est qu'à un moment donné le réseau ou le collectif (comment appeler un groupe qui refuse toute forme d'organisation ?) s'est transformé en une officine négationniste. A partir de la fin des années quatre-vingt, son périodique L'Anarchie, journal de l'ordre, s'est mis à servir à hautes doses à ses lecteurs les thèses de Rassinier et de Faurisson. L'hostilité vis-à-vis des francs-maçons s'est transformée en lutte contre les Juifs et les francs-maçons... le tout enrobé de quelques déclarations de principes anarchistes et de propos plus ou moins délirants sur les malheurs du monde. Par exemple, on trouve sur la première page du no 214 de L'Anarchie, deux éditoriaux aux titres évocateurs. Le premier << Paul Rassinier avait raison >> est signé Raymond Beaulaton, le second << Halte au fascisme judéo-capitaliste des Etats-Unis >> porte la signature de R.J. Souriant. D'après Georges Fontenis, Beaulaton et Souriant étaient une seule et même personne 29 et ses lumineux articles où l'on lit, par exemple, que les << judéo-capitalistes américains (...) ont créé LEUR racisme en voulant faire accroire qu'ils en étaient eux les victimes >> seront les derniers qu'il écrira, puisqu'il est décédé le mois même de leur publication (octobre 1994).
Il reste à comprendre comment Beaulaton, ce cheminot << fils et petit-fils de militants socialistes... qui fonda le 12 juillet 1940 l'un des premiers groupes de << résistance antinazi >> de l'Ouest... fondateur de la CNT française en 1947... Membre de la Fédération anarchiste dès la reconstitution en 1944... >> 30 et bien sûr membre fondateur de l'AOA a pu connaître une telle dérive. La réponse se trouve peut-être du côté de L'Homme libre de Saint-Etienne qui avec d'autres feuilles telles que Libre examen de Didier Pomares (Perpignan), Kontestation anarchiste (Caen) ou C'est un rêve (Marseille), appartient au même réseau << anarcho-fasciste >>. Nous ne reviendrons pas sur le contenu de ce trimestriel particulièrement répugnant dont nous avions déjà parlé en 1995 dans L'Affranchi no 10. Mais il n'est pas inutile de savoir que la dérive fasciste et antisémite de L'Homme libre qui date de 1967-1968 est antérieure à celle de L'Anarchie. Son directeur, Marcel Renoulet, et Serge Ninn, un des collaborateurs, ont appartenu au mouvement libertaire (et à l'AOA pour Renoulet), mais on ne peut pas en dire autant d'autres plumitifs de ce journal : Robert Dun est un ancien membre de la Waffen SS, quant à Bernard Lanza (qui écrivait aussi parfois dans L'Anarchie), il collabore à diverses publications d'extrême-droite et il est considéré comme l'un des théoriciens des Faisceaux nationalistes européens, un groupe qui organise chaque année, le 20 avril, un banquet pour commémorer la naissance d'Adolf Hitler 31.
Le fait d'avoir côtoyé Rassinier a pu favoriser la dérive de quelques vieux anars isolés, enfermés dans leur sectarisme et ayant perdu tout ancrage dans le présent. Mais on peut craindre aussi qu'ils furent bien aidés par quelques authentiques nazis, intéressés à avoir avec eux de ces libertaires providentiels 32 à la Rassinier pour donner un peu de substance et de piquant à leurs discours puants...

De l'affaire Faurisson à La Guerre sociale

Les thèses de Rassinier refont surface à la fin des années soixante-dix et au début des années quatre-vingt, à la suite de ce qu'on a appelé l'<< affaire Faurisson >>.
En 1978, Faurisson publie dans le journal Le Monde, un texte intitulé Le problème des << chambres à gaz >> ou la << rumeur d'Auschwitz >>. Des historiens vont répondre à cet article par une déclaration 33 dans laquelle ils écrivent qu'il ne saurait y avoir de débat sur l'existence des chambres à gaz. A partir de là, deux camps vont apparaître mettant face à face ceux qui soutiennent Faurisson et ceux qui s'y opposent. Le front du soutien n'est pas uni et va de ceux qui partagent les idées de Faurisson à ceux qui défendent uniquement son droit à les exprimer, en passant par la position intermédiaire de ceux qui se disent << troublés >> par ses thèses. Ce front n'est pas, non plus, idéologiquement uniforme. Aux côtés des négationnistes d'extrême-droite de toujours qui travaillent à réhabiliter le régime national-socialiste allemand, se trouvent des individus classés à gauche. C'est le cas de Noam Chomsky, sommité universitaire américaine, proche des idées libertaires, qui manifeste un soutien de principe au nom de la liberté d'expression. Après quoi, un de ses textes va servir de préface à un livre de Faurisson 34. Nous ne nous arrêterons pas sur les péripéties qui émailleront cette affaire dans l'affaire 35. Remarquons juste qu'à cette occasion Chomsky s'est avéré fort utile aux négationnistes, surtout médiatiquement, démontrant la capacité de ces derniers à faire feu de tout bois lorsqu'il s'agit de faire parler d'eux-mêmes et de leurs idées.
A la même époque, un soutien autrement plus prononcé aux thèses négationnistes va se manifester dans certains milieux révolutionnaires parisiens, notamment autour de Pierre Guillaume. Ce personnage qui tire prestige de son rôle d'ancien animateur de la librairie La Vieille Taupe (1965 à 1973), alors point de ralliement de tout un courant ultra-gauche 36, va amener cette question au premier plan des préoccupations d'une partie de ce milieu 37.
Au départ, Guillaume couvre son action du paravent révolutionnaire, mais à partir du milieu des années quatre-vingt, le soutien et la promotion active des idées négationnistes, côte à côte avec des néo-nazis, deviendront sa principale occupation éditoriale et militante avec, par exemple, la publication du livre de Roger Garaudy Les Mythes fondateurs de la politique israélienne. Peu de ses anciens amis le suivront jusque là. Néanmoins, l'intérêt pour le négationnisme aura occupé pendant plusieurs années certains groupes et individus du milieu ultra-gauche.
Les gens dont nous allons parler maintenant ne sont pas devenus des néo-nazis, mais ils ont trouvés dans les idées négationnistes un renfort inespéré pour valider leur vision de l'histoire de la seconde guerre mondiale. << C'est la revue La Guerre sociale qui porta le débat dans toute l'ultra-gauche >> 38, par la publication de textes comme De l'exploitation dans les camps de concentration à l'exploitation des camps, daté de juin 1979. Dans La Guerre sociale, on étale complaisamment les thèses de Rassinier minimisant l'ampleur du génocide (il avançait le chiffre d'un million et demi de morts juifs) et on nie la volonté nazie d'extermination des Juifs, parce que cela rend crédible une théorie qui affirme que la guerre de 1939-1945 avait pour objectif de résoudre les contradictions du capitalisme et que le fascisme était l'arme de la bourgeoisie pour soumettre le prolétariat.
Ces théories essaient de faire << entrer >> les événements de 1939-1945 dans un schéma marxiste. Elles ne sont pas nouvelles et hantent une partie de la gauche communiste au moins depuis la publication en 1960 du texte bordiguiste 39 Auschwitz ou le grand alibi. Dans ce texte fondateur, on trouve la base théorique à laquelle les << révisionnistes de gauche >> vont intégrer les thèses négationnistes.
La Guerre sociale
reprend à son compte des passages entiers du texte bordiguiste, lorsqu'il s'agit de présenter son explication du génocide des Juifs. On y lit : << la petite bourgeoisie a << inventé >> l'antisémitisme. Non pas tant, comme disent les métaphysiciens, pour expliquer les malheurs qui la frappaient, que pour tenter de s'en préserver en les concentrant sur un de ses groupes. A l'horrible pression économique, à la menace de destruction diffuse qui rendaient incertaine l'existence de chacun de ses membres, la petite bourgeoisie a réagi en sacrifiant une de ses parties, espérant ainsi sauver et assurer l'existence des autres. L'antisémitisme ne provient pas plus d'un plan << machiavélique >> que d'<< idées perverses >> : il résulte directement de la contrainte économique. La haine des Juifs, loin d'être la raison a priori de leur destruction, n'est que l'expression de ce désir de délimiter et de concentrer sur eux la destruction >> 40. Si on suit ce raisonnement, considérer l'anéantissement de la population juive comme le résultat d'<< une volonté consciente, d'une préméditation et même d'une programmation, c'est renverser la réalité >> 41. Pour les auteurs de cet article, l'Etat nazi n'était que le << simple gestionnaire du capital >>. Dans cette perspective, les prétendues << découvertes >> sur les chambres à gaz de Rassinier et de Faurisson apportaient la << preuve >> de la non-spécificité de l'État nazi et permettaient aux << théoriciens >> de La Guerre sociale de déduire que les démocraties ne sont pas très différentes du régime nazi.
Dans cette affaire, l'ultra-gauche n'a pas << travaillé >>, à la façon de Rassinier ou de Faurisson, sur la question du génocide et des chambres à gaz. Elle s'est contentée d'utiliser les travaux de ces derniers. Ce n'est pas la négation du génocide en tant que tel, qui semble avoir intéressé ces prétendus << révolutionnaires de gauche >> en priorité. Mais le fait que cette négation permettait de fabriquer une << réalité >> qui s'accordait avec leur théorie. Ce qui est surprenant, c'est que ceux-ci aient montré un pareil enthousiasme à s'emparer d'une thèse dont ils savaient qu'elle était l'un des chevaux de bataille de l'extrême-droite française : ils savaient que les écrits de Rassinier avaient été publiés par des éditeurs d'extrême-droite. Avec leur << astuce >> coutumière, ils déclarent, dans De l'exploitation... que ceux qui tirent argument de ce fait << sont ceux qui auraient voulu qu'il ne soit jamais publié >>. Ils manifesteront la même complaisance à l'égard de Faurisson et de ses amis nazis.
Le << résultat >> obtenu par La Guerre sociale n'a pas été de ruiner la << version officielle >> de la seconde guerre mondiale, comme ils l'imaginaient, mais de sortir les idées négationnistes du ghetto des nostalgiques du Troisième Reich, pour les offrir à un nouveau public, tout en apportant une caution << gauchiste >>. Si, au départ, le public n'est que de quelques dizaines de personnes, le relais assuré par les médias (Le Monde, Libération, Golias, etc.), attirés par le << scoop >> que constitue cette variante négationniste de gauche, va largement élargir cette audience via un beau succès de scandale qui est, aujourd'hui encore, exploité par les négationnistes, notamment sur leurs sites Internet. Dans toute cette opération, ces derniers, et plus largement l'extrême-droite dans son entier, sont les seuls qui retirent de véritables bénéfices : leurs théories ont été propulsées sur le devant de la scène et ont permis de semer la confusion dans les rangs de l'extrême-gauche.

Libertaires et ultra-gauche... ou quand Reflex sème la confusion

En 1996, Reflex, maison d'édition antifasciste radicale, publie Libertaires et ultra-gauche contre le négationnisme. Ce livre va relancer la polémique. Selon ce qu'on peut lire dans sa postface, il se propose de << comprendre ce qui a entraîné, à la fin des années soixante-dix, d'autres camarades à sombrer dans le négationnisme et l'antisémitisme plus ou moins avoués [...] pour porter la critique à la racine des conceptions politiques et théoriques de cette dérive >> 42.
A l'examen, l'ouvrage pose plusieurs problèmes au lecteur. Tout d'abord, son titre n'a pas grand chose à voir avec son contenu. En fait, le livre est, pour l'essentiel, une entreprise de justification réalisée par deux personnes mises en cause pour leur participation à La Guerre sociale et à une autre revue intitulée La Banquise. Ces personnes signent deux des trois textes du recueil : Serge Quadruppani est l'auteur de Quelques éclaircissements sur La Banquise et Gilles Dauvé, celui de Bilan et Contre-Bilan. Ces textes se veulent une critique du << schématisme marxeux >>, dont nous avons vu un échantillon avec le texte De l'exploitation dans les camps de concentration à l'exploitation des camps, qui devait conduire des << ultra-gauche >> à embrasser les thèses négationnistes. Mais cette critique ne va pas sans de graves contradictions, omissions et demi-vérités dans les propos tenus et sur le rôle de ces auteurs dans cette dérive.
Quand Serge Quadruppani parle de sa rupture avec La Guerre sociale dès 1980, il ne dit pas qu'en 1979, lors de la publication dans le no 3 de l'article De l'exploitation... il en faisait encore partie et ne semblait pas marquer de désaccord concernant l'intérêt puissant et nullement critique de la revue pour les thèses de Faurisson 43. Il précise qu'alors, il n'avait pas lu Rassinier. Faut-il croire qu'il ne savait pas de quoi parlait le texte publié par la revue dont il était un des principaux animateurs ? N'avait-il pas lu les passages de De l'exploitation... faisant état de la << rumeur des chambres à gaz [qui] se développe à l'intérieur des camps de concentration >> ? Ignorait-il qu'à la question : << Pourquoi tant [de juifs] sont morts ? >>, La Guerre sociale répondait : << parce qu'ils ont péri de faim, de mauvais traitements, et aussi parce qu'on les a exécutés. Mais les preuves d'un massacre délibéré sont plus que sujettes à caution >>.
Concernant La Banquise, Quadruppani se félicite que ses rédacteurs aient été << parmi les premiers, dans le micro-milieu << ultra-gauche >> à [s'] être opposés à la dérive négationniste >>. Est-ce à dire que toute l'ultra-gauche était << contaminée >> ? Certainement pas : Jacques Baynac, un des créateurs de la première Vieille Taupe, qu'il quitta dès 1969 pour désaccord avec Guillaume, dénonce << << la camelote nazie >> d'une certaine ultra-gauche dans Libération du 25 octobre 1980 >> 44.

Sur la Banquise

Le premier numéro de La Banquise date de 1983. Il est vrai que le propos de cette revue s'éloigne lentement de celui de La Guerre sociale. Ainsi, on n'y présente plus les idées de Rassinier, reprises par Faurisson, comme de grandes découvertes révolutionnaires. On reconnaît qu'<< il y a eu massacre d'un grand nombre de Juifs parce que Juifs >> et, << après avoir [enfin ? ndlr] examiné de plus près le travail scientifique de Faurisson >>, on n'est << plus si sûrs >> de l'exactitude de l'affirmation de Faurisson : << Hitler n'a[it] jamais ordonné l'exécution d'un seul Juif par le seul fait qu'il fût Juif >> 45. Mais la rupture n'est pas nette et la fausse question des chambres à gaz continue d'être servie par les rédacteurs de la revue : << que les chambres à gaz aient eu ou non une existence concrète nous importe peu. Elles existent aujourd'hui, comme elles ont existé au minimum pour les déportés, c'est-à-dire comme image issue d'une horrible réalité >>. Sur ce point précis, La Banquise tente de régler le problème en l'évitant : selon ses rédacteurs, le mode d'élimination ne compte pas, car il ne change rien à une horreur telle qu'elle a pu << au minimum >> créer une image qui s'est imposée << avec tant de force à tant de gens >>.
Quadruppani parle maintenant, à ce propos, d'un << manque de compréhension historique >> qui les a conduit à passer à côté du fait << que l'aspect froidement technique et administratif des chambres à gaz introduisait une nouveauté radicale >>. Parler d'aveuglement et de mensonge serait plus exact. Il met cette << erreur >> sur le compte du << mauvais usage de deux bons principes : la méfiance à l'égard des experts officiels et la confiance accordée aux amis (en l'occurrence, P. Guillaume) >>. Outre le fait que l'on peut se demander à quoi peuvent servir de << bons principes >> dont on peut faire un usage aussi désastreux, cela excuse-t-il d'avoir ignoré des faits historiques connus et d'avoir attaché de l'importance aux conclusions de << l'expert non-officiel >>, qu'était Faurisson ? En fait, Quadruppani estime qu'il aurait suffit dans La Banquise << d'un paragraphe pour dire que Faurisson était un hurluberlu dangereux qui développait une argumentation antisémite [et] l'affaire aurait été réglée >>. Mais visiblement, il était loin de penser cela, à l'époque. En effet, Faurisson le passionnait encore tant, qu'il ira jusqu'à publier des pages entières des lettres inédites de celui-ci dans son livre Catalogue du prêt à penser depuis 68 46 en annexe à un texte consacré aux idées du personnage.
Quadruppani explique cette << rupture molle >> par le fait qu'à La Banquise << on prenait [...] son temps pour traiter de toutes sortes de questions, en utilisant le savoir de spécialistes >>. Pourtant, tout dans leur attitude de l'époque montre qu'ils ont méprisé le savoir des historiens. D'ailleurs, Quadruppani se contredit dans la suite du texte, lorsqu'il reconnaît qu'un << effort documentaire minime [leur] aurait montré ce qu['ils ont] depuis pris le temps de vérifier, à savoir que sur ce sujet-là comme sur le reste, Faurisson est un faussaire >>. Quant à ce qui est de << prendre son temps >>, Quadruppani et son équipe l'ont visiblement largement pris puisque les cinq années écoulées entre le début de l'affaire Faurisson en 1978 et le numéro 2 de La Banquise de 1983 ne leur ont pas suffit pour trouver une vérité connue de tous !

Du génocide... à la sécurité sociale

Quand Dauvé revient en 1996, dans Bilan, contre-bilan, sur le texte bordiguiste Auschwitz ou le grand alibi dont nous avons vu le rôle dans la constitution de la théorie que va développer La Guerre sociale sur la seconde guerre mondiale il ne défend plus ce texte qu'il estime << borné >>, mais il refuse d'y voir << l'origine des dérives négationnistes ultra-gauches >>, car, écrit-il, ce texte << ne nie nullement l'antisémitisme systématique des nazis >>. C'est une façon de jouer sur les mots. En effet, ce texte explique l'extermination des Juifs par la volonté de la petite bourgeoisie allemande menacée de disparition à cause de la crise économique et de la concentration du capital de se sauver en supprimant la petite bourgeoisie juive. Alors, << La haine des juifs, loin d'être la raison a priori de leur destruction, n'est que l'expression [du] désir de délimiter et de concentrer sur eux la destruction >>. Dans ce schéma, les nazis ne sont plus que les exécutants d'une nécessité historique résultant << directement de la contrainte économique >> et les Juifs ne sont pas exterminés parce que Juifs. On voit que si cette conception n'est pas négationniste, elle prépare bien le terrain au discours faurissonien sur les chambres à gaz, en niant l'importance de l'antisémitisme dans l'idéologie nationale-socialiste et la volonté nazie d'extermination des Juifs.
Il est, par ailleurs, assez cocasse de voir Dauvé railler << les bordiguistes [qui] ont brodé pendant des dizaines d'années >> sur ce thème, alors que lui-même a publié Auschwitz... au début des années septante dans son bulletin Le Mouvement communiste et que l'influence de ce texte est encore massivement présente dans la prétendue réflexion qu'il mènera, avec Quadruppani, dans La Banquise. En atteste la formule de l'article L'Horreur est humaine : << Mis en fiches et cartes par la Sécurité sociale et tous les organismes étatiques et para-étatiques, l'homme moderne juge particulièrement barbare le numéro tatoué sur le bras des déportés. Il est pourtant plus facile de s'arracher un lambeau de peau que de détruire un ordinateur >> 47 qui rappelle directement le passage suivant extrait d'Auschwitz ou le grand alibi : << Si on montre les abat-jour en peau d'homme, c'est pour faire oublier que le capitalisme a transformé l'homme vivant en abat-jour. Les montagnes de cheveux, les dents en or, le corps de l'homme mort devenu marchandise doivent faire oublier que le capitalisme a fait de l'homme vivant une marchandise >>.
Concernant L'Horreur est humaine, Quadruppani reconnaît que cet article << peut choquer >> par son << arrogance et [son] goût polémique >>. C'est un peu court pour le passage que nous venons de citer. La comparaison est hallucinante : comment peut-on comparer l'horreur infligée aux Juifs à l'attribution d'un numéro de sécurité sociale ? Le tatouage d'un numéro sur le bras des Juifs faisait partie d'un processus devant conduire à leur élimination physique, ce qui n'est pas le cas pour l'assuré social ! Tenter d'excuser ces propos au nom d'un mauvais goût << si présent en milieu radical >> n'est pas acceptable ; pas plus que de les justifier, comme le fait Quadruppani, en prétendant qu'il s'agissait, à l'époque, de nier << qu'il puisse y avoir une horreur absolue, plus horrible que toutes les autres >> 48. Ce n'est pas du tout le sens de ce passage qui empêche toute définition de ce qu'est une horreur en classant sous ce terme des choses totalement différentes. A la fin, on en arrive à la conclusion délirante que tout se vaut, la condition des Juifs victimes du génocide et celle de l'assuré social, au prétexte que tout le mal est dans le capitalisme.

La vérité n'est pas au rendez-vous

On le voit, sur des points essentiels, la vérité est loin d'être au rendez-vous. A la place de réelles explications, sont présentées des excuses censées diminuer les responsabilités, comme ce désir de choquer, d'être infréquentable, dont nous venons de parler et qui revient sous la plume de tous les auteurs du livre Libertaires et ultra-gauche contre le négationnisme. C'est là-dessus que Gilles Perrault base sa préface de l'ouvrage en relevant que << l'ultra-gauche ne brille pas toujours par le bon goût >> et possède << l'amour du paradoxe propre aux minorités infimes >>. De plus, Perrault minimise l'importance de << la formule choc, sinon chic >> au prétexte qu'elle << n'épatera que les cinq cents lecteurs d'une publication aussi éphémère que confidentielle >>. Quadruppani insiste, lui aussi, sur << la diffusion extrêmement confidentielle >> de sa revue La Banquise.
En gros, on nous laisse entendre qu'au fond tout ce qui pouvait bien s'écrire dans ces revues n'est pas vraiment à prendre au pied de la lettre, ni trop au sérieux, venant d'un milieu où la << place [tenue par] l'amitié, le goût des farces de potache et les beuveries [est] énorme >> 49. Lavacquerie le troisième auteur de Libertaires et ultra-gauche... souligne un laisser-aller de rigueur dans des groupes dont << l'activité révisionniste [...] se résumait à 2 % de théorie et 98 % de conversations de bistrots et de querelles sémantiques >>. Comme si cela ne suffisait pas, ce dernier n'hésite pas à parler d'<< une grande niaiserie >> chez ces << radicaux, tributaires de leurs schémas mécanistes et hyper rationalistes [qui] écrivirent tant de bêtises dogmatiques sur la question des camps >>. Voilà brossé un portrait peu reluisant de l'ultra-gauche par certains de ses membres-mêmes. Ce qui ne les empêche nullement, après s'être employés à se disqualifier de pareille manière, d'affirmer, comme Quadruppani le fait crânement, avoir << sur l'essentiel [...] vu juste >> !
De même, l'<< avocat de la défense >> Lavacquerie invite à la lecture de << l'article passionnant de La Banquise no 2 qui explique très bien la genèse de l'embrouille >>, alors que nous avons vu quel pénible exercice de désembourbement était cet article. Il faut dire qu'à son tour, Lavacquerie n'hésite pas à présenter, dans le corps même de son plaidoyer, des théories catégoriques frappées au coin de l'approximation. En effet, il renvoie dos à dos << les révisionnistes et les tenants de la Shoah Business >> qui ont << réussi à faire de cette question une question maudite et sont les piliers d'une idéologie biface où il faut croire au mensonge juif ou à l'antisémitisme naturel des goyim >>. Peut-on accepter de voir présentés comme les deux faces d'une même idéologie la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme (LICRA) et les négationnistes ? Certainement pas, parce que l'action des premiers, quoi qu'on puisse en penser, se base sur le génocide réel des Juifs, alors que celle des seconds s'appuie sur un mensonge absolu. De toute façon, on voit mal ce que vient faire ce procès à la LICRA accusée d'une << attitude totalitaire >> qui permettrait aux négationnistes << de prétendre qu'on les persécute >> dans un texte censé éclaircir les raisons de la dérive négationniste d'une partie de l'ultra-gauche. Comme on peut rester pensif devant le besoin de parler à propos de l'action de la LICRA << de véritable détournement de cadavres >>.
Ce livre a entraîné une vive polémique et cela n'est guère étonnant après la brève analyse que nous venons d'en faire. En effet, cet ouvrage n'est ni rigoureux, ni précis, ni très honnête. Sous un titre qui entraîne dans la sombre affaire du négationnisme ni plus ni moins que deux courants politiques, on ne découvre que les explications tordues d'individus qui essayent de solder un passé bien encombrant, sans vraiment tout liquider. A ce petit jeu, Gilles Dauvé est carrément sidérant et présente un étrange cas de dédoublement de la personnalité. Tout au long de son Bilan, contre-bilan, il stigmatise l'attitude de << ces curieux révolutionnaires >> qui << se voulaient détenteurs d'une vérité enfin utile >> et soutenaient un Faurisson << dont il n'est nul besoin d'être chasseur de nazi professionnel pour discerner l'antisémitisme flagrant >>, sans jamais dire qu'il a été un de ces << révolutionnaires >> et qu'il a soutenu Faurisson !
Au fond, que ces deux personnages aient été peu ou prou et plus ou moins longtemps révisionnistes n'intéresse certainement pas tous les lecteurs qui, comme nous, ont fait l'acquisition de ce livre à cause de son titre. Si ces deux-là se retrouvent sous les feux de la rampe, c'est qu'ils s'y sont eux-mêmes placés. Ce qui surprend le plus c'est que Reflex, groupe anti-fasciste radical, se soit fait l'éditeur d'un livre leur donnant la parole sur un sujet aussi brûlant, sans autres précautions : vérifications des dires, avertissement au lecteur, éléments pour comprendre une affaire déjà datée 50. De plus, il aurait fallu faire un choix : soit donner l'occasion à Quadruppani et Dauvé d'une véritable autocritique, soit présenter le point de vue des libertaires et de l'ultra-gauche sur le sujet, qui est, rappelons-le tout de même ! pour l'essentiel d'entre-eux, de s'être toujours opposés au délire négationniste.

L'opinion de Louis Janover

Louis Janover a écrit un livre, Nuit et brouillard du négationnisme, pour rappeler que l'ultra-gauche, à laquelle il se rattache, ne s'est jamais compromise avec des idées d'extrême-droite, dans lequel il regrette que << deux suspects n'aient pas hésité pour se défendre à faire croire que tout le milieu avait été contaminé avec eux >>. Pour lui, des << petits malins >> en mauvaise posture n'ont pas hésité, pour s'en sortir, à mettre tout le monde dans le bain. En l'occurrence, Reflex aurait été l'instrument idéal, à cause de son label antifascite, avec la publication d'un livre se situant << au coeur [d'un] dispositif d'autojustification >>.
On peut le suivre lorsqu'il écrit que l'ultra-gauche tentée par le négationnisme, constituée de << rescapés du gauchisme soixante-huitard >> et du << VRP gauchiste de la Vieille Taupe >>, n'est pas la même que la << mouvance ultra-gauche traditionnelle >> qui a toujours été antifasciste. Toutefois, il n'existe pas, à notre connaissance, de réelle frontière entre les deux. En témoigne, le tract Les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos amis 51, que Janover signait, en 1992, avec deux des auteurs des textes du livre Libertaires et ultra-gauche... leur servant avec les autres signataires << de caution >>. Ne serait-ce qu'à cause de cela, Janover ne devrait pas considérer, comme il le fait, << dérisoire >> les textes incriminés et parler à leur sujet de << palimpsestes depuis longtemps racornis ou même tombés en poussière >>, et il devrait saisir cette occasion pour s'interroger sur << les faiblesses propres au milieu ultra-gauche >>, évoquées, ironie ! dans le tract Les ennemis... qui utilisait justement ces faiblesses pour couvrir les écrits passés de certains des signataires !
Janover préfère constater << l'effet dévastateur de cette polémique >> sur les milieux libertaires et ultra-gauche. Car, dit-il, ce cafouillage est une merveilleuse occasion donnée aux << démocrates bien-pensants >> de laisser entendre que toute critique de la démocratie parlementaire et de l'antifascisme est suspecte, comme, donc, toute pensée libertaire et ultra-gauche porteuse de cette critique. Sans cela, il n'y aurait eu, selon lui, << aucune raison de s'attarder sur ce mauvais polar >>. L'exploitation qui a été faite de cette affaire, par exemple complaisamment étalée dans Le Monde, est réelle. Mais le << mauvais polar >> dont parle Janover a bien été << écrit >> par un milieu incapable de repérer et de régler lui-même ses problèmes.
Dans ce << procès >> fait à l'ultra-gauche, Janover prête le rôle d'accusateur à l'écrivain de roman policier Didier Daeninckx, qui a consacré plusieurs ouvrages à ce sujet.

L'intervention de Didier Daeninckx

C'est tout d'abord, en tant qu'écrivain de polars que Daeninckx va intervenir en se renseignant sur Dauvé, à la demande du directeur de la collection Le Poulpe, à qui un manuscrit de celui-ci avait été donné par Quadruppani pour publication. Son << enquête >> l'a amené à découvrir les éléments démontrant les activités révisionnistes de Dauvé, et conséquemment de Quadruppani, et à souligner l'ambiguïté de leurs explications récentes et leurs omissions. Toute cette affaire va agiter les milieux antifascistes et le milieu du polar (Quadruppani est aussi auteur de polars). Dés lors, cette histoire prendra une dimension << microcosmique >> avec rumeurs, lettres << privées >> largement rendues publiques, pétitions lancées pour soutenir Quadruppani, menaces de cassage de gueule à l'endroit de Daeninckx, etc.
Certains vont refuser à Daeninckx le droit de s'exprimer sur ce sujet, au prétexte qu'un ex-membre du Parti communiste français, toujours sympathisant, n'aurait de leçon à donner à personne ; il se verra accuser de mener un procès stalinien. On peut certes se poser des questions sur les motivations et la légitimité de Daeninckx à jouer le rôle de << justicier >> qui est le sien dans cette affaire, mais cela n'annule pas la véracité de l'essentiel de ses affirmations qui sont accablantes pour les auteurs de Libertaires et ultra-gauche... Ceci dit, les livres de Daeninckx ne sont pas sans défauts. Ainsi, s'il s'est livré à un travail ultra-détaillé concernant les personnalités de Dauvé et Quadruppani, il ne s'est guère exprimé sur le sens à donner à leur dérive révisionniste. On perçoit pourtant la thèse de Daeninckx qui est que l'ultra-gauche abriterait des fascistes en son sein, des gens qui auraient tout intérêt à semer la confusion. Mais cela n'est jamais clairement dit, ni prouvé : Daeninckx laisse entendre plus qu'il n'affirme. De plus Daeninckx, dans sa démonstration, fait mention de documents qui n'ont pas été publiés, comme par exemple des brouillons de textes, pour porter certaines de ses accusations. Son action est apparue comme une sorte de croisade qui prenait, parfois, une drôle d'allure. Ainsi, dans le livre collectif, Négationnistes : les chiffonniers de l'histoire, qu'il a dirigé, on trouve un texte ébouriffant du directeur de la revue catholique Golias dont l'article La Bête et son nombre tente de démontrer une sorte de sous-bassement satanique au négationnisme au prétexte, entre autres, que certains négationnistes ou supposés tels << écrivent le mot Dieu avec une minuscule << pour rabaisser le caquet de l'Enflure céleste >>.

L'antifascisme dans la tourmente

Dans toute cette affaire, Didier Daeninckx n'est pas un enquêteur neutre, à la fois à cause de sa profession d'écrivain et de son appartenance politique. Louis Janover voit en lui un de ces antifascistes << bien-pensants >> représentant du << nouveau discours consensuel fondé sur le devoir de mémoire antifasciste >> 52 et dans son action une volonté de faire place nette de tout antifascisme s'inscrivant dans une remise en cause générale de la société. Cette hypothèse n'est pas absurde. Depuis l'émergence du Front national, la question de l'antifascisme en France est venue, à point nommé, boucher les trous de l'idéologie d'une gauche singulièrement épuisée. L'épouvantail frontiste a été très utile pour faire avaler de nombreuses couleuvres au << peuple de gauche >> français (répression contre les sans-papiers, politiques sécuritaires, etc.) et aider une gauche en déroute à se définir, même si c'est en << négatif >>. Cette affaire du négationnisme de gauche prend donc place dans le contexte plus large de l'antifascisme français et doit aussi être comprise comme un moyen dans les combats qui s'y mènent. Rien d'étonnant à ce que Daeninckx, très proche du parti communiste et membre éminent de Ras l'front, s'y trouve mêlé. D'ailleurs il a, dans le fil de cette affaire, fait paraître un plaidoyer pour la loi Gayssot 53 qui punit les écrits et les propos racistes. Cet antifascisme qui s'impose par la loi est celui qui est prôné par le parti communiste français, dont fait partie Jean-Claude Gayssot, initiateur de la loi qui porte son nom.
Mais il faut croire que Daeninckx est aussi animé par une réelle volonté de dénicher la vérité derrière des apparences parfois trompeuses. Pour preuve, on doit relever qu'il s'efforce aussi de mettre à jour le rôle joué par des personnes censées appartenir au même camp que lui. C'est le cas de l'écrivain Gilles Perrault auquel Daeninckx s'est intéressé après qu'il ait préfacé Libertaires et ultra-gauche contre le négationnisme. Cela l'a amené à porter de très graves accusations contre Perrault, regroupées dans Le Goût de la vérité : réponse à Gilles Perrault 54. Le contenu de ce livre n'est certes pas fait pour cimenter le bloc des antifascistes << bon teint >>, alors qu'il sépare, pour longtemps, Daeninckx et Perrault qui étaient amis jusque là le premier admirant même grandement le second , naviguaient dans les mêmes eaux politiques 55, et se côtoyaient à Ras l'front.
La frontière séparant deux antifascismes, l'un radical, l'autre << démocratique >>, n'est pas la seule, et elle n'est pas non plus tout à fait rectiligne. En témoigne le rôle joué par Gilles Perrault qui se retrouve préfacier du livre édité par Reflex, alors qu'il personnifie, comme le dit Janover, << la quintessence de l'idéologie flexible de l'intelligentsia de gauche >>. Est-ce justement cette caution-là que sont allés chercher les auteurs de Libertaires et ultra-gauche contre le négationnisme, soudain avides de << respectabilité >> ? Perrault espérait-il oeuvrer pour son camp en participant, comme le dit Janover, à une entreprise de démolition de la pensée antifasciste révolutionnaire ? Ou ce dernier n'a-t-il jamais abandonné, comme le laisse entendre Daeninckx, ses premiers amours idéologiques d'extrême-droite ?
On le voit, beaucoup de questions restent encore sans réponse. S'il n'est pas possible de maîtriser les interventions extérieures, qu'elles soient le fait d'adversaires politiques ou de provocateurs, on est en droit par contre d'attendre des groupes libertaires, antifascistes... un peu plus de rigueur. Celle-ci passe tout d'abord par l'information et c'est le sens de ce dossier mais aussi par une attitude personnelle et collective plus critique vis-à-vis d'un certain nombre de personnalités << vedettes >> dont la notoriété ne doit pas remplacer la cohérence et surtout l'honnêteté qu'on est en droit d'attendre de chacune et chacun.

Notes :
1 <<Paul Rassinier>>, Lectures Françaises 124-125, août-sept. 1967, cité in Florent Brayard, Comment l'idée vint à M. Rassinier. Naissance du révisionnisme, Paris, Fayard, 1997.
2 Sur la personnalité de P. Rassinier on peut lire aussi le témoignage de Guy Bourgeois, <<Rassinier et le mouvement libertaire>> in Georges Fontenis, L'autre communisme, Mauléon, Acratie, 1990.
3 Nadine Fresco, Fabrication d'un antisémite, Paris, Seuil, 1999.
4 Le syndrome de Stockholm est le processus par lequel certaines victimes adoptent le point de vue de leurs agresseurs.
5 Les Kapos étaient des déportés chargés, par l'administration des camps, d'encadrer les autres prisonniers.
6 Selon des témoins retrouvés par Nadine Fresco, Rassinier aurait fait le clown à l'infirmerie du camp pour s'attirer la sympathie des infirmiers; il aurait aussi dérobé des conserves à d'autres détenus. Sans porter de jugement moral sur ces éléments, elle considère que son <<révisionnisme>> fut au départ une <<autorévision>>, une façon d'enjoliver son propre parcours dans l'univers concentrationnaire.
7 Le mensonge d'Ulysse, cité in Florent Brayard, op. cit., p. 98.
8 Sur Céline, lire notamment Michel Bounan, L'Art de Céline et son temps, Paris, Allia, 1997 ; Hans-Erich Kaminski, Céline en chemise brune (1938), Paris, les mille et une nuits, 1997 ; Jean-Pierre Martin, Contre Céline, Paris, José Corti, 1997.
9 Introduction de Paraz au Mensonge d'Ulysse, cité in Florent Brayard, op. cit., p. 119.
10 Rassinier avait séjourné dans des camps de concentration qui étaient des camps de travail où l'on mourrait surtout d'épuisement et de malnutrition et non des camps d'extermination comme Auschwitz ou Treblinka.
11 Journal officiel, compte rendu des débats, séance du 2 novembre 1950. Cité in Florent Brayard, op. cit., p. 159.
12 Pour en savoir plus sur le génocide des Juifs (et des Tsiganes, des homosexuels, etc.) par les nazis, on peut se référer, entre autres, à l'ouvrage de Pierre Vidal-Naquet, Les assassins de la mémoire, Paris, La Découverte, 1987, qui répond point par point aux << arguments >> des négationnistes.
13 Nuremberg II ou les faux-monnayeurs, 1950.
14 Le Protocole des sages de Sion est un pamphlet antisémite, confectionné au début du siècle par les services secrets du Tsar et << révélant >> un soi-disant complot juif. Pour en savoir plus, on peut consulter Roberto Finzi, L'antisémitisme du préjugé au génocide, Casterman-Giunti, Florence, 1997, chap. 4.
15 Florent Brayard, op. cit., p. 244
16 Convaincu par Coston de la réalité d'un complot juif mondial contre la paix, Rassinier poursuivra son << oeuvre >> dans une quête éperdue des preuves de ce complot. Ses derniers écrits présentent la Shoah comme une imposture inventée par les juifs après la guerre.
17 Florent Brayard, op. cit., p. 434.
18 Dans Le Libertaire no 247, 15 déc. 1950.
19 Défense de l'homme no 53, fév.-mars 1953, pp. 8-9.
20 Roland Biard qui évoque ce débat dans son Histoire du mouvement anarchiste 1945-1975, Paris, Galilée, 1976, ne donne pas d'indications sur la personnalité de Rassinier.
21 Bulletin intérieur de la FA, décembre 1960.
22 C'est ce qu'écrit notamment Georges Fontenis, L'étrange parcours de Paul Rassinier, in Négationnistes : les chiffonniers de l'histoire, Golias Syllepse, 1997, p. 132.
23 Cette citation et celles qui suivent sont tirées du Bulletin intérieur de la FA, octobre 1961. Qui reprend lui-même des articles parus dans Informations, organe du groupe anarchiste de Hambourg.
24 Ce que Rassinier disait-là était une sorte de demi-vérité. En effet les six camps d'extermination nazis (Chelmno, Belzec, Sobibor, Treblinka, Auschwitz et Maïdanek) se trouvaient tous situés sur le territoire de la Pologne de 1939. Cependant des gazages ponctuels ont aussi été pratiqués dans des camps de concentration << classiques >>, notamment à Mauthausen en Autriche. Cf. François Bédarida, Le nazisme et le génocide, Paris, Nathan, 1989, p. 39.
25 Le Monde libertaire, no 106, novembre 1964, cité par Nadine Fresco, op. cit., p. 562.
26 Maurice Joyeux, << Parlons un peu de Paul Rassinier >> Le Monde libertaire no 664 du 21 mai 1987, p. 7. A la décharge de la FA, il faut signaler que trois semaines plus tard (dans Le Monde libertaire, no 667, 11 juin 1987), un article signé Jacques Grégoire, faisait le point sur la personnalité de Rassinier en expliquant que ses écrits n'avaient d'autre objet que de nier la réalité du génocide et de réhabiliter le nazisme. Mais comme le veut une tradition de la FA, l'article de Grégoire n'attaquait pas de front le texte de Maurice Joyeux. Et l'introduction du comité de rédaction prétendait uniquement << apporter quelques précisions sur la dérive >> de Rassinier. Il est des cas où l'intention, à première vue charitable, d'épargner un vieux camarade peut sérieusement entamer la crédibilité d'une organisation.
27 Selon Nadine Fresco, op. cit., pp. 12-14, un autre historien du socialisme fort connu, Maurice Dommanget, spécialiste de Babeuf et de Blanqui, faisait lui-aussi régulièrement l'éloge des livres de Rassinier, notamment dans la revue L'Ecole émancipée. S'il est bien difficile d'expliquer l'aveuglement de certains libertaire vis-à-vis de Rassinier, le mystère s'épaissit encore pour des historiens consacrés.
28 Selon Florent Brayard, op. cit., p. 374.
29 Georges Fontenis, L'autre communisme, op. cit. p. 385.
30 Selon la rubrique qui lui est consacrée dans le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français, J. Maitron dir., Paris, éditions ouvrières, 1982.
31 Voir Tierry Maricourt, Les nouvelles passerelles de l'extrême-droite, Levallois, Manya, 1993, pp. 117-121. Du même, Les curieux appuis libertaires du nihilisme brun, in Négationnistes : les chiffonniers de l'histoire, op. cit., pp. 141 et s.
32 Nous craignons qu'il faille compter parmi ceux-ci Felix Alvarez Ferreras, directeur de Cenit, publication réalisée en France par d'anciens exilés de la CNT d'Espagne, qui fait de temps à autre de la publicité pour L'Homme libre. Voir Cenit no 723 du 7 avril 98 et no 763 du 9 février 99.
L'Homme libre
no 155, avril-juin 98, ayant publié une note nécrologique pour la compagne d'Alvarez Ferreras, on peut imaginer que ses rédacteurs aient exploité son désarroi... Mais cela montre aussi que les fascistes sont très habiles pour pénétrer et utiliser les institutions déclinantes.
33 Le Monde, 21 février 1979.
34 Mémoire en défense contre ceux qui m'accusent de falsifier l'histoire. La question juive des chambres à gaz, Paris, La Vieille Taupe, 1980.
35 Sur ce sujet, voir l'appendice De Faurisson et de Chomsky qu'y consacre Pierre Vidal-Naquet dans son livre Un Eichmann de Papier in Les Juifs, la mémoire et le présent, Esprit, 1981 et les Réponses inédites à mes détracteurs parisiens de Noam Chomsky, Paris, Spartakus, 1984.
36 Au départ, se trouvent rassemblés sous ce nom des organisations se réclamant de la Gauche italienne bordiguiste et du Conseillisme, mouvement marxiste anti-autoritaire, issu du socialisme allemand des années vingt représenté par Rosa Luxembourg, P. Mattick, Pannekoek, etc., qui préconisent le pouvoir des conseils ouvriers. Aujourd'hui, on a tendance à classer sous cette appellation toute une galaxie de groupes radicaux puisant dans cette tradition, mais aussi influencés par certains penseurs libertaires (Stirner) ou des mouvements comme l'Internationale situationniste. En gros, il s'agit de tout ce qui est à gauche de l'extrême-gauche et qui n'est pas anarchiste. On ne peut pas réellement parler de courant politique, car les divers groupes dits << ultra-gauche >> ne s'apprécient pas forcément entre eux, ni ne se reconnaissent comme faisant partie d'un même ensemble. D'après le Dictionnaire de l'extrême-gauche de 1945 à nos jours de Roland Biard, Belfond, 1978.
37 Cet intérêt pour Rassinier n'est pas nouveau chez Guillaume qui, déjà à la fin des années soixante, dit à qui veut l'entendre tout le bien qu'il pense de cet auteur.
38 François-Georges Lavacquerie, L'ultra-gauche dans la tourmente révisionniste in Libertaires et ultra-gauche contre le négationnisme, Paris, Reflex, 1996.
39 Tendance bordiguiste ou Gauche italienne : << tendance marxiste se référant aux thèses d'Amadeo Bordiga >>. Ce dernier fut le chef de file d'une fraction minoritaire au sein du Parti socialiste italien, puis du Parti communiste italien. Pour lui, le << Programme communiste >> dont est dépositaire le Parti, a été élaboré une fois pour toutes par Marx dans le Manifeste. Sa dénonciation de la mainmise de l'Internationale Communiste sur les partis communistes européen et son soutien à Trotski en 1930, lui vaudront d'être exclu de l'Internationale et du Parti. Malgré le retrait politique de Bordiga jusqu'en 1945, un courant bordiguiste important va se développer dans de nombreux pays entre les deux guerres. << Figée sur des positions immuables, [...] la gauche italienne attend des masses la reformation du Parti Communiste authentique >>. D'après le Dictionnaire de l'extrême-gauche de 1945 à nos jours de Roland Biard, Belfond, 1978. Les citations sont extraites de ce livre.
40 De l'exploitation dans les camp de concentration à l'exploitation des camps, op. cit.
41 De l'exploitation dans les camp de concentration à l'exploitation des camps, op. cit.
42 Table rase de la confusion, in Libertaires et ultra-gauche..., op. cit.
43 Comme l'atteste un texte interne à La Guerre sociale, publié dans La Banquise, no 2, 1983.
44 Cité par Didier Daeninckx, Le Jeune Poulpe contre la vieille taupe, Paris, Bérénice, 1997.
45 Cité dans Le Roman de nos origines, in La Banquise, no 2, 1983.
46 Paris, Balland, 1983.
47 La Banquise, no 1, 1983.
48 Libertaires et ultra-gauche contre le négationnisme, op. cit.
49 François-Georges Lavacquerie, L'Ultra-gauche dans la tourmente révisionniste, in Libertaires et ultra-gauche..., op. cit.
50 En effet, l'énorme partie des lecteurs pensons aux jeunes ou aux provinciaux se retrouvent devant un livre qui parle de revues qu'ils ne pouvaient avoir lu et qu'ils ne pouvaient quasiment pas se procurer.
51 Tract qui marquait un refus net du négationnisme jugé comme << une extravagante variante d'antisémitisme >>.
52 Louis Janover, Nuit et brouillard du négationnisme, Paris, Paris-Méditerranée, 1996.
53 Didier Daeninckx, Valère Staraselski, Au nom de la loi, Paris, Bérénice, 1998.
54 Dans cet ouvrage, publié par Verdier en 1997, Daeninckx s'attache à éclairer les zones d'ombres de la biographie de Gilles Perrault : sa sympathie pour les idées d'extrême-droite qui le pousseront à s'engager dans les parachutistes pendant la Guerre d'Algérie et dont on trouve traces dans ses premiers livres, ses liens avec les services secrets français qui << alimentent >> son oeuvre littéraire, etc. Nous ne traiterons pas ici du contenu de ce livre qui ne fait pas directement partie de notre problèmatique.
55 Ils sont tous les deux membres de la Société des Amis de l'Humanité, quotidien du Parti communiste français.

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