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Ricardo Flores Magon et Emiliano Zapata :

la communauté indienne comme base d'une société future

Par Hélène

L'Affranchi o 14 (printemps - été 1997)

Alors que le Mexique est agité par la révolte des indiens du Chiapas qui se sont unis sous la banderole de l'EZLN (Ejercito Zapatista de Liberación Nacional), on parle beaucoup de zapatisme sans savoir réellement ce qu'il en est. Par conséquent il nous semble intéressant de revenir sur les origines mêmes de l'idéologie zapatiste, d'en comprendre les nuances et les fondements. On verra que le rôle d'Emiliano Zapata dans la révolution mexicaine doit beaucoup à Ricardo Flores Magón, militant anarchiste du Parti Libéral Mexicain, qui a accordé une importance majeure au système de fonctionnement des communautés indigènes et à leur apport dans son élaboration de projet de société communiste libertaire.

L'insurrection du Chiapas peut être considérée comme une réponse à 70 années d'une dictature qui trouve sa justification dans l'institutionnalisation de la sacro-sainte révolution de 1910.

Afin de calmer les ardeurs d'éventuels opposants au pouvoir établi par la force, en 1917, par le général Carranza, l'état mexicain a fait de cette première révolution de l'ère moderne une institution légale, à laquelle il n'est pas permis de toucher. Par conséquent, on assiste au Mexique à une récupération du mythe révolutionnaire qui sert à authentifier un pouvoir établi par la répression et immuable depuis des décennies.

Cette récupération de la révolution s'applique également à ses acteurs, et en particulier à Ricardo Flores Magón. En effet, dans les années 40 ses cendres ont été déplacées à la «Rotonda» des hommes célèbres de Mexico. Élevé au rang de mythe révolutionnaire et inscrit dans la patrimoine officiel de la révolution, Flores Magón devient la propriété de l'appareil étatique qu'il a pourtant combattu avec acharnement tout au long de sa vie. Il s'agit là d'une manœuvre très pernicieuse du gouvernement mexicain. On voit que d'un processus révolutionnaire, on passe à un processus contre-révolutionnaire, où les dirigeants décident seuls du sort du peuple.

L'état proclame que les mexicains ont combattu dans la révolution pour défendre leurs libertés et que maintenant, ils n'ont pas à se plaindre. Ils sont donc prisonniers de ce système révolutionnaire. Toute tentative visant à destituer la dictature équivaudrait à une trahison de la cause révolutionnaire.

Lorsque l'on étudie de plus près le cas de Ricardo Flores Magón, on s'aperçoit qu'il ne peut en aucun cas être inclus dans ce système "révolutionnaire" décrit par l'histoire officielle, car d'une certaine manière, il a tenté de faire sa révolution, en se fondant sur des idées radicalement anti-étatiques qui trouvent leur origine dans la structure même des communautés indigènes, dans lesquelles il a été élevé.

Flores Magón a vécu à une époque où la tradition communautaire indienne se trouve perturbée par l'entrée du pays dans l'ère capitaliste. Il naît en 1873, à San Antonio Eloxchtitlán, dans l'état d'Oaxaca, d'un père ex-militaire d'origine indienne et d'une mère métisse. Il s'agit d'une zone de parler nahuatl et mazateca où vivent de nombreuses communautés indigènes. De la période pré-coloniale, seul subsiste le calpulli, soit la propriété communale des villages qui appartient aux indiens et qui s'organise autour de l'aide mutuelle. Mais cette structure se heurte alors à la violente pénétration du capitalisme dans la société mexicaine. En effet, loin d'être une dictature de type colonial, le porfirisme, qui domine le Mexique de 1876 à 1910, choisit la voie de l'économie capitaliste en s'alignant sur son voisin américain et créant par là- même de profondes mutations dans la société. Dans un pays fondamentalement rural, Porfirio Díaz impose un développement de type capitaliste dans l'industrie, en favorisant l'apport de capitaux étrangers (38% américains, 29% anglais, 27% français) et dans l'agriculture, ce qui provoque une prolétarisation des campagnes. Par conséquent, on assiste à un phénomène de rupture dans la société, qui entraîne une série de déséquilibres dans le monde rural, où le développement est inégal selon les régions et les classes sociales. Seules les grandes familles et la bourgeoisie naissante tirent profit de ce bouleversement, car les plus pauvres s'enfoncent dans la misère et ne parviennent plus à survivre. Dans ces conditions, les communautés indigènes vont être la cible du dictateur, car leur structure leur permet de s'auto-suffire.

Voyons plutôt sur quel type d'organisation reposent ces communautés. Il faut souligner qu'elles fonctionnent de façon autonome, tout en étant inclues dans le système mexicain, qui les opprime et usurpe leurs terres. Elles parviennent cependant à s'organiser en s'appuyant sur un principe fondamental : l'aide mutuelle. Le «pouvoir» communal dépend de l'Assemblée communautaire et du système de charges. Les décisions se prennent en assemblées et les problèmes relatifs à la communauté y sont discutés. Tous doivent travailler afin d'assurer le fonctionnement matériel de la communauté. Au niveau des familles, le travail communal se fonde sur l'aide mutuelle, organisée à partir des liens de parentés, pour l'agriculture, la construction de maisons...

Ricardo Flores Magón voit dans ces structures l'essence même de l'anarcho-communisme : le fonctionnement en assemblées, les travaux communaux et la jouissance de la terre en commun ne sont donc pas une utopie, car les indiens pratiquent le communisme et l'ont toujours pratiqué. Cette référence à la communauté indigène constitue un moyen de tendre vers une autre forme de société. Flores Magón établit des points communs entre les deux structures. L'un d'eux est la critique du droit de propriété : «le droit de propriété est absurde, car il a son origine dans le crime, la fraude, l'abus de pouvoir. Au début, il n'existait pas de propriété individuelle. Les terres étaient travaillées en commun, les bois donnaient des bûches pour tous les foyers, les récoltes se partageaient entre les membres de la communauté selon leurs besoins.» Il décrit le système communautaire en insistant sur la propriété commune de la terre et le libre accès aux ressources naturelles : «tous avaient droit à la terre, à l'eau pour l'arrosage, aux forêts pour le bois, et aux rondins pour construire les maisons.» Puis il parle du travail en commun : «Chaque famille travaillait la partie de terrain qu'elle jugeait suffisante, et le travail de récolte se faisait en commun, réunissant toute la communauté...»

On a reproché a Flores Magón d'idéaliser les communautés indiennes et d'en avoir une vision utopique. Il nous semble au contraire qu'il s'agit là d'un fait bien réel, puisque ce type d'organisation concernait quatre millions d'indiens à l'époque de Flores Magón et qu'il subsiste encore aujourd'hui.

Ces communautés participent d'un véritable effort collectif d'exister et de résister à l'extermination entreprise par les porfiristes. L'aide mutuelle fonctionne alors comme moyen de résistance face à l'agression du monde capitaliste. Flores Magón, dans ses écrits, tire de la structure de la communauté indigène ce qui peut être utile à la constitution d'une société de type communiste libertaire. Pour lui, la résistance indienne constitue un moyen efficace de perpétuer les traditions d'entraide et de favoriser l'émancipation des indigènes. Cette résistance, comme la révolution, est un passage obligé dans le combat pour le communisme libertaire. Par conséquent, on peut parler du caractère «inné» de l'anarcho-communisme chez les indiens.

Pendant toute son existence, Flores Magón s'est employé à démontrer qu'il était possible de vivre différemment, dans ses articles dans Regeneración, «journal de combat» selon ses propres mots, fondé en 1900, destiné à lutter contre la dictature porfiriste et à ouvrir la voie vers une alternative de société communiste libertaire. C'est pour cette raison qu'il décide, à l'instar des «clubs» libéraux qui apparaissent au début du siècle, de créer avec son frère Enrique et avec des militants courageux tels que Práxedis G. Guerrero, Librado Rivera, le parti libéral Mexicain, premier organe d'opposition à la dictature. Jusqu'en 1906, le PLM reste un parti anti-dictatorial et ne prend pas clairement parti pour l'anarchisme, pour des raisons tactiques et afin de ne pas voir leur tentative tuée dans l'œuf par la répression porfiriste, même si Flores Magón et ses proches œuvrent dans l'ombre au développement des idéaux libertaires. C'est en 1908 que survient la rupture avec l'aile réformiste dominée par Camilo Arriaga. Le PLM affiche désormais sa référence anarchiste, qui est transparente dans le manifeste de 1911 : «(...) il ne faut pas se limiter à prendre seulement possession de la terre et du matériel agricole, il faut aussi prendre résolument possession de toutes les industries et les remettre à ceux qui y travaillent...» Après s'être emparés de l'appareil de production, Flores Magón suggère que «les habitants de chaque région se mettent d'accord pour que les biens se trouvant dans les magasins, les greniers... soient placés dans un lieu d'accès facile où tous les hommes et les femmes de bonnes volonté feront un minutieux inventaire de tout ce que l'on aura récupéré», pour passer ensuite au travail en commun de la terre. Les solutions proposées par le manifeste peuvent prendre effet pendant la révolution et on pourra juger de leur efficacité une fois la société communiste libertaire mise en place.

Malgré la répression acharnée qui s'est abattue sur Flores Magón et les militants du PLM, ces derniers ont tenté de mettre en pratique leurs idéaux. Après des soulèvements frontaliers (les membres du PLM se trouvaient souvent des deux côtés de la frontière mexicano-américaine) de 1910-1911, on assiste à l'expérience majeure des «magonistes» en Basse Californie. Il s'agit d'une tentative peu relatée dans les livres d'histoire officiels, car elle contient de nombreux éléments obscurs mettant en cause les gouvernements américain et mexicain qui avaient unis leurs forces dans la répression.

La Basse Californie est un état isolé du nord-est du Mexique qui appartient en grande partie à des grands propriétaires terriens et à des compagnies américaines (The Colorado River Land possède la moitié du territoire). A l'époque, il y avait très peu de militaires et il semblait possible d'occuper l'état afin d'y constituer une base d'action pour étendre la lutte à tout le Mexique, ainsi que de pratiquer un système économique d'autogestion. Cependant, la tentative insurrectionnelle du PLM se voit contrée par une campagne de discrédit lancée par le gouvernement mexicain et appuyée par les États-Unis. En effet, Porfirio Díaz va accuser Flores Magón de vouloir vendre la Basse Californie aux américains, commettant par là même un acte anti-patriotique. Il faudra attendre 1962 et le Second Congrès d'Histoire mexicaine pour que soit débattu le cas Ricardo Flores Magón et que les accusations proférées par le gouvernement mexicain de l'époque soient démenties.

La tentative de la Basse Californie sera le dernier soulèvement des magonistes. Ensuite, ils seront contraints à fuir sans arrêt la police qui réussit à les emprisonner d'une année sur l'autre. Cependant, il faut souligner que jamais Flores Magón n'abandonnera le combat et qu'il restera fidèle à ses idéaux libertaires jusqu'à sa mort, survenue brutalement dans le pénitencier de Leavenworth, où il est assassiné en 1922.

Même si l'alternative de société communiste libertaire de Flores Magón ne s'est pas concrétisée, on peut dire que d'une certaine manière, elle a trouvé son expression dans l'expérience tentée par Emiliano Zapata à Morelos entre 1914 et 1916. Comme le souligne Lowell Blaisdell, «Zapata ne s'est jamais considéré anarchiste, mais il a popularisé le plan économique de Flores Magón et a lutté pour l'imposer.» De même, le frère de Flores Magón, Enrique, affirme que «le seul groupe proche du nôtre est celui de Zapata». Zapata lisait Regeneración et avait adopté le fameux slogan «Tierra y Libertad» qui terminait les articles de Flores Magón. Nous allons voir que même si on ne peut pas considérer Zapata comme un anarchiste au niveau idéologique (il ne refuse pas le principe de l'État), il apparaît clairement que ses réalisations concrètes sont profondément marquées par la pensée anarchiste.

Les paysans de l'état de Morelos qui s'organisent à l'instigation de Zapata cherchent avant tout à retrouver leur ancienne propriété communale pour ensuite pratiquer le collectivisme sur les bases de l'aide mutuelle, qui constituaient un équilibre économique et social dans le modèle de société pré-hispanique décrit par Flores Magón. De la même façon que les paysans cantonalistes andalous se révoltèrent en 1873 et luttèrent pour une forme de société anarcho-communiste, les zapatistes de Morelos espèrent une ère nouvelle, qui prend des airs d'attente messianiques. Il nous semble important de souligner ici qu'il ne faut pas se méprendre sur le caractère religieux des paysans zapatistes. En effet, le rôle de la religion n'agit qu'au niveau symbolique dans leur comportement, et ils ne défendent pas l'institution cléricale. L'amalgame classique qui consiste à opposer les anarchistes urbains et les paysans religieux est ici dépassé. Plus qu'un cléricalisme aveugle, il s'agit d'une base éthique que les paysans veulent donner à leur lutte. Et cela, Zapata l'a bien compris. C'est pourquoi il combat l'institution religieuse qui a usurpé les terres aux paysans indiens, car il sait que les lois de Réforme promulguées par le président Juárez en 1859 et visant à l'expropriation des biens du clergé n'ont jamais été appliquées.

Par conséquent, Zapata proclame le plan d'Ayala en 1911, dans lequel on retrouve des similitudes avec Flores Magón, même s'il est encore très modéré. Il effectue quelques ajouts en 1914 : expropriation des grands domaines, prise de la terre pour un retour à la vie communautaire et ancestrale. Son discours se radicalise, et il dit du paysan qui a pris les armes qu'il «s'est révolté non pour conquérir d'illusoires droits politiques qui ne donnent pas à manger, mais pour gagner le bout de terre qui lui permettra de lui donner nourriture et liberté, un foyer heureux, et un futur indépendant...»

Zapata veut avant tout une révolution sociale et souhaite une organisation de la société à partir de la base. Dans les villages, les décisions se prennent en assemblées et respectent la pratique de la démocratie directe, niant par là même la référence à l'État ou à toute autre forme d'autorité. Le processus de révolution implique l'existence d'une armée, mais celle-ci se compose de paysans volontaires, qui ne portent pas d'uniformes et n'appartiennent à aucune hiérarchie.

Une commission agraire est créée afin que les villages collaborent entre eux. On répartit alors la terre et on effectue des expropriations, avec l'aide des élèves agronomes de Mexico, qui leur apportent une aide technique. La région de Morelos, qui est spécialisée dans la canne à sucre, remet les usines en marche, mais elles sont cette fois la propriété de tous et plus des entreprises privées. En 1918, se réunit à Mexico une convention zapatiste qui élabore un programme de réformes politiques et sociales. Celui-ci se transforme ensuite en loi : il ratifie le droit à la possession en commun des terres et le rend inaliénable, ordonne l'expropriation de terres pour cause d'utilité publique et propose l'organisation collective des producteurs. Les idéaux de Zapata se résument ainsi :

«(...) encourager les nouvelles industries, des grands centres de production, des usines, appeler à la libre exploitation de la terre et des richesses naturelles...» Les transformations sont effectives à Morelos, et la loi ne change rien aux pratiques communautaires qui continuent naturellement à fonctionner sur des principes d'aide mutuelle, d'autogestion des villages, d'assemblées de démocratie directe... Même si les lois et les programmes sont teintés de réformisme, c'est l'action directe et le principe de lutte qui domine chez Zapata.

L'anti-autoritarisme et l'auto-organisation démontrés par les paysans zapatistes leur permettent de résister pendant un temps aux troupes carrancistes. Une fois encore, les capacités de fonctionnement autonome des communautés indigènes agissent comme un mécanisme de défense face à l'agression extérieure.

Par conséquent, on peut affirmer que s'il existe tant de similitudes entre les idéaux de Flores Magón et les pratiques de Zapata, c'est parce qu'ils se réfèrent tous deux au modèle des communautés indiennes pour organiser la société. Le gouvernement mexicain qui suit l'exemple capitalisme considère ceci comme un retour au passé et à ses formes les plus obscures, qui nient le progrès économique. Mais à quoi sert le progrès s'il n'est destiné qu'à une faible partie du peuple mexicain? La juste répartition du travail et des richesses peut se faire en s'inspirant de ce passé communautaire. Il s'agit d'extraire du passé ce qu'il y a d'essentiel pour organiser la société selon des bases différentes, pour se construire son propre monde et sa propre identité. Et dans ce cas, pas une identité extérieure imposée par les oppresseurs depuis la Conquête, mais une identité qu'ils construisent eux-mêmes et qu'ils ont choisie pour être libre.

A paraître :
Cahier de l'anarcho-syndicalisme sur Ricardo Flores Magón.
Pour tout contact, CNT-AIT, BP 2010, 14089 Caen cedex 6 (France)

http://direct.perso.ch/aff1406.html