Accueil --- Nouveau --- Infos --- Textes --- Liens
Capitalisme --- Divers --- Histoire --- Luttes --- Répression --- Syndicalisme --- Utopie

La fin du syndicalisme français

Par JIPE

L'Affranchi no 12 (février 1996)

La France vient de connaître un mouvement social d'ampleur considérable et d'une teneur tout à fait nouvelle. Il a soulevé un immense espoir à la base, il a été sabordé par une collusion de tous les pouvoirs, instances dirigeantes des centrales syndicales inclues. Personne ne peut dire aujourd'hui de quoi l'avenir sera fait. Ce qui par contre est certain, c'est que le syndicalisme traditionnel français, malgré les apparences des manifestations, s'est considérablement discrédité. Sa fin -- dans sa forme actuelle -- ne semble qu'une question d'années.

En novembre, un mouvement étudiant fait vaciller le ministre de l'éducation François Bayrou. rien d'extraordinaire là dedans, ce n'est pas la première fois que les étudiants descendent dans la rue, le mouvement rassemble beaucoup de monde, comme d'habitude. Ce qui est nouveau par contre, et que les médias n'ont pas révélé -- j'y reviendrai plus tard -- c'est le caractère de ce mouvement. En 1986 contre la loi Devaquet, en 1992 contre la réforme Jospin et -- pour les quelques facs mobilisées -- en mars 1995 contre le rapport Laurent, les étudiants se sont toujours mobilisés face à des attaques portées par les gouvernements contre l'université ouverte à tous. Les demandes de moyens étaient là, mais elles n'étaient pas le motif de la mobilisation. Pour la première fois, les étudiants ont lancé un mouvement offensif réclament plus de moyens pour l'université. Ce n'est pas révolutionnaire -- mais le contexte ne l'est pas non plus -- c'est néanmoins révélateur d'un certain état d'esprit. Il fallait vraiment que les gens en aient marre pour se mobiliser sans qu'il n'y ait aucune provocation en face. Ici et là, les déclics se sont faits sur des problèmes locaux liés au manque de moyens, de là est partie une mobilisation d'ampleur nationale, ce n'est pas rien.

Lorsque l'on regarde ce qui a suivi. Le mouvement social n'est pas si différent. Bien sûr, on a pu remarquer une mobilisation importante lors de la première manifestation sur la sécu, mais le mouvement n'a pas été lancé par les directions syndicales. Dans certains endroits, ce sont les cheminots qui se sont mis en grève les premiers (ailleurs ce fut l'Électricité de France EDF) sur des réformes les concernant. De là est parti un mouvement spontanée de grèves en cascade d'une ampleur considérable puisque plus de deux millions de personnes sont descendues dans les rues. Et si les secteurs en grève étaient principalement ceux de la fonction publique, on a vu aussi des grévistes du secteur privé se joindre aux manifestants, ce qui n'est pas commun. Le plan Juppé a servi de catalyseur au mécontentement général. Les centrales syndicales ont suivi le mouvement. FO parce que Juppé a essayé de les doubler en leur sucrant la gestion de la sécurité sociale. La CGT entraînée par la base.

Un mouvement d'une nouvelle forme

Le mouvement a pris une forme concrète extrêmement atypique si l'on regarde l'histoire sociale française de ces dernières années. C'est un mouvement intercorporatiste qui s'est développé en France. De nouveaux élans de solidarité ont vu le jour. Les grévistes d'EDF ont coupé l'électricité à des centres de tri parallèles mis en place pour briser la grève dans les PTT. A Pau, on a cru que les CRS allaient attaquer le centre de tri occupé. En une heure, des grévistes de toutes les professions, cheminots, agents EDF et même des profs sont venus au secours des postiers avec, en tête un bulldozer de la Direction Départementale de l'Équipement (DDE) en guise de première ligne de défense. Des exemples comme celui-ci ne manquent pas. Et quel moment étonnant quand, devant l'assemblée générale des étudiants palois, on vit arriver une délégation du comité de grève cheminot qui prit la parole pour apporter le soutien des grévistes de la SNCF à la lutte étudiante ! Fait qui se reproduisit l'AG suivante avec les postiers. C'est qu'aujourd'hui les fils de cheminots aussi sont étudiants...

Autre particularité de cette lutte : une certaine radicalité dans les actes. A Metz, lorsque les CRS ont chargé les manifestants, en représailles les bulls de la DDE ont détruit la façade du commissariat de police. Ici et là, des patrons, des hauts fonctionnaires ont été séquestrés (parfois même au fond d'un puit comme le directeur d'une mine de charbon). Et là où il n'y a pas eu d'affrontement, on l'a vu, les gens restaient sur le qui-vive.

Enfin, on ne peut pas conclure sans parler de l'ambiance de cette lutte. On était loin des manifs enterrements. Ambiance de fête et soif de dialogue, comme si une chape de plomb venait de disparaître. Dans leur tête, les gens passaient à l'offensive, il arrêtaient de subir et ils se retrouvaient loin de la télé et de l'individualisme forcené que l'on essaie de nous imposer comme une évolution incontournable. Cela peut paraître anecdotique, c'est pourtant essentiel pour comprendre ce qui s'est passé par la suite.

Car c'est un mouvement ascendant qui a été limité puis sabordé par les différents pouvoirs.

La réaction des dirigeants

Le gouvernement a joué l'essoufflement du mouvement et la division. Il a négocié, ici et là, dans les secteurs les plus touchés par les grèves et en premier lieu chez les cheminots qui ont été la colonne vertébrale du mouvement, tant par leur mobilisation générale que par la paralysie qu'entraîne une grève dans ce secteur.

Parallèlement, on a vu une campagne médiatique générale antigrève : évoquant les méfaits de la grève, les gens qui ne peuvent pas aller travailler (métro arrêté), commerçants catastrophés... jusqu'à la société protectrice des grillons du métro qui demandait la remise en route pour assurer la température minimale à la survie des insectes ! Et évidemment, les comités d'usagers montés par le RPR ont eu toutes les premières pages avec une manifestation pourtant ridicule de 1'000 à 2'000 personnes dans la capitale !

Mais le plus grave, c'est l'attitude des dirigeants syndicaux. Inutile de s'attarder sur Nicole Notat, le CNPF (syndicat patronal) a salué son courage, les médias aussi; c'est protégée par des gardes du corps qu'elle a dû quitter le cortège CFDT, tant les militants se sont sentis floués. Blondel et Viannet n'ont pas subi le même sort, pourtant leur attitude n'a pas été claire. Premier constat : les revendications sur la précarité, la réduction du temps de travail, la flexibilité sont passées à la trappe. Loin d'en faire des priorités, les dirigeants syndicaux se sont cantonnés à la demande de retrait du plan Juppé. Pourtant, dans les manifs, le plan Juppé était un problème parmi d'autres et les gens parlaient bien plus du contexte général, du ras-le-bol actuel par rapport au chômg, par rapport aux attaques qu'ils vivent tous les jours dans leur boulot. Tous ces problèmes ne sont pas apparu au niveau national, on a limité le mouvement à un mouvement défensif, un mouvement qui pourtant allait se prolonger et s'amplifier. Le B-A BA du syndicalisme c'est de profiter d'un rapport de force exceptionnel pour obtenir de grandes avancées. Comment des militants éprouvés comme Viannet et Blondel auraient-ils pu l'oublier ? C'est délibérément qu'ils ont cantonné ce mouvement qui les dépassait. Le canard enchaîné du 6 décembre -- c'est à dire en pleine grève -- révèle des propos de Viannet : «même si Juppé retire son plan, il n'est pas du tout sûr que les gens accepteront de reprendre le travail» et l'un de ses plus proches collaborateurs de rétorquer : «la marche en arrière sera très dure à engager». Dans le même article le canard révèle que Blondel a fait part de ces mêmes préoccupations à son bureau confédéral. C'est clair, les centrales ne voulaient pas d'un mouvement qui les déborde. Comment s'étonner alors de ce qui s'est passé entre le 13 et le 21 décembre. Le 12 décembre deux millions de personnes dans les rues. Le 13, l'appel national est lancé pour une nouvelle journée de manifestation... Le 16 décembre, quatre jours de vide, alors que les gens entamaient souvent le mois de grève... Erreur involontaire ? Bizarre pour des professionnels du syndicalisme... Ce qui s'est passé à partir du samedi 16 ne laisse pas de doute. Blondel, puis Viannet constatent la reprise, l'appel à manifester le 19 décembre est volontairement saboté. On ne manifeste que dans les grandes villes et l'on ne fait pas passer l'information. A Pau comme dans beaucoup d'endroits, les responsables CGT font passer des mots d'ordre contradictoires. On appelle pour la manif mardi, puis on renonce... finalement ce sera le mercredi soir, tandis que FO n'appelle pas à manifester. Et pour avoir l'information, il fallait faire des pieds et des mains, comme chez les cheminots où le responsable CGT était curieusement absent et n'avait pas laissé de nouvelles claires. Résultat : 1'600 personnes à la manif (alors que le samedi il y en avait 16'000 !). Deux jours avant l'ouverture des négociations, les centrales ont saboté les manifestations et ont appelé à la reprise en occultant totalement les endroits qui restaient en grève. Pourtant en Normandie, à Toulouse, à Marseille le mouvement durera au moins dix jours de plus et aujourd'hui encore, il reste des foyers de grévistes ici et là ! C'est la rage au cœur que beaucoup ont repris le travail, trompés par la collusion des médias et des bureaucrates syndicaux qui leur annonçaient la reprise partout. Combien de fois ai-je entendu «on aurait dû continuer jusqu'au bout» ? Quand des grévistes décident de reprendre le boulot d'eux-mêmes parce qu'ils sont épuisés, c'est tout à fait légitime et compréhensible. Mais quand ils le font la rage au cœur parce qu'on leur a fait croire que c'est ce qui se fait partout, il s'agit d'une trahison. Qu'ont-ils dû penser ceux qui ont continué malgré tout ?

Que signifie cette attitude pour des syndicalistes : saborder un mouvement, qui plus est à deux jours de l'ouverture des négociations !

Aucune excuse, rien de justifiable, les "responsables" syndicaux sont face à leurs actes.

Ce que laisse la lutte

Évidemment une grande désillusion. Le plan, même s'il a été amputé, n'a pas été retiré. Viannet a été obligé de le reconnaître à la sortie des négociations. Et sortir d'un tel conflit sans la victoire... Il est normal d'être déçu. Malheureusement, il est fort probable que ceux qui se sont retrouvés dans la rue hier hésitent à recommencer demain. A moins que, comme on l'entend à l'heure actuelle, les grèves ne redémarrent...

Quelle que soit la suite des événements, la partie la plus mobilisée des grévistes ne ressort pas indemne d'un tel conflit. Inéluctablement, des constatations s'imposent :

1) Juppé comme les autres a essayé par tous les moyens d'imposer son projet (en tentant de le faire passer par ordonnance). L'opposition a été frileuse. Le discrédit des "politiques" est tel, à l'heure actuelle, que Juppé ne s'est pas retrouver seul à baisser dans les sondages, c'est toute la classe politique traditionnelle qui a chuté.

2) Les médias sont aussi discrédités. Il se sont affirmés clairement comme un instrument du pouvoir. Il n'y a qu'à voir le quotidien Libération qui a publié, tout au long des grèves, une page entière sur les transports parallèles franciliens !

3) Les liens de solidarité interprofessionnels ont montré leur efficacité et laissent un souvenir impérissable.

4) Les centrales syndicales ont pris du plomb dans l'aile. La CFDT est au bord de l'implosion. FO est plongée dans ses contradictions avec son aile droite qui a trouvé Blondel trop radical (n'oublions pas qu'il y a aussi des militants du RPR à FO) et sa base qui ne comprend pas le jeu de la direction qui s'est retirée de la lutte à la première garantie à propos de la gestion de la sécu. La CGT ne s'en tire pas bien mieux. Dans l'Essonne, des tracts CGT appelant à la reprise ont été distribués alors que la grève était reconduite jusqu'au vendredi. Beaucoup de gens ont repris le boulot la mort dans l'âme, alors que pas mal n'ont pas suivi les mots d'ordre de la direction. Fait significatif : à Pau, au lendemain du mouvement, le 22 décembre, une soirée de solidarité avec les cheminots en grève était organisée par la CGT, le SUD et la FSU. Cent cinquante personnes au débat, cinq cents au concert gratuit... Après un mouvement de cette ampleur, les trois syndicats n'ont réussi à mobiliser qu'une partie de leur base, le cercle des convaincus. Et encore, certains étaient critiques vis-à-vis de l'arrêt de la grève et les postiers étaient encore en lutte... Loin d'être sortis revigorés, il faudra demain aux syndicats montrer patte blanche... mais comment ? Ils sont incapables d'accepter un mouvement qui les dépasse, leur hantise a été de voir resurgir des coordinations comme dans les années 80, ils ont pris le mouvement en marche et ont tout fait pour le freiner.

La situation dans laquelle ils se trouvent est simple. Ils ne contrôlent plus la base, ils ne lancent plus les mots d'ordre et ils essaient de canaliser des mouvements spontanés. Tout ça désormais avec des gens qui ne leur font plus confiance comme avant.

Il ne leur reste pas une grande marge de manœuvre. Voilà qui me pousse à dire que le syndicalisme français traditionnel, syndicalisme qui malgré une implication dans tous les systèmes de cogestion, tentait de conserver une allure militante et combative, ce syndicalisme est mort. Le dernier congrès de la CGT -- tenu en pleine grève -- montre la voie qui est prise : pour adhérer à l'internationale européenne des syndicats réformistes (CES), la CGT a rayé de ses statuts tout ce qui lui restait d'intention révolutionnaire. La volonté des trois leaders syndicaux d'être à tout prix l'interlocuteur privilégié du gouvernement n'en n'est pas moins éloquente. On se dirige progressivement vers un syndicalisme du type allemand qui tire ses adhésions des services qu'il rend et des organismes de cogestion auxquels il participe. C'est une reconversion nécessaire pour un syndicalisme qui est arrivé au bout de ses contradictions propres, au bout de l'impasse. Certes ça ne se fera pas en un jour et il faudra donner le change, ce qui nous laisse le temps de proposer autre chose.

Il y a de la place pour un mouvement anarchosyndicaliste

L'autogestion des luttes, le contrôle des négociations par la base sont autant de problèmes insolubles pour ceux qui veulent se battre et qui en ont marre de se faire manipuler. C'est entre autres pour résoudre ces problèmes que nous proposons le fédéralisme, les AG souveraines et les délégués élus, mandatés et révocables, tant pour le syndicalisme que pour l'organisation sociale. L'intercorporatisme est une réponse évidente aux liens de solidarité qui se sont créés entre les différents secteurs, là encore notre fonctionnement est en phase avec l'opinion. Quant à la désillusion toujours plus forte à l'encontre des politiques de tout bord, face aux problèmes concrets que pose ce système, nous avons aussi quelque chose à proposer : l'action directe et l'antiparlementarisme dans un premier temps, la société libertaire ensuite.

Encore faudrait-il que nos fassions réellement de l'anarchosyndicalisme, c'est-à-dire que nous partions des problèmes concrets que se posent les gens, que nous montrions notre capacité à trouver des solutions à ces problèmes, pour amener les gens à une réflexion plus générale et globale : une réflexion anarchiste.

Et dire qu'il y a des anarchistes qui font du gauchisme allant de manif et manif, faisant des actions spectaculaires et se préoccupant plus des médias que des gens qui sont autour d'eux : des provocations quand il faudrait des explications. Et dire qu'il y a des anarchistes qui au bout d'un siècle, en sont encore à amener l'anarchisme en bloc «comme une invention de laboratoire» proposant une idéologie parmi d'autres avec des pratiques identiques aux autres organisations politiques (même s'ils ne sont pas encore électoralistes, quoique le débat communaliste revienne à la mode). Et dire qu'il y a des "anarchosyndicalistes" qui sont dans les syndicats réformistes pour les changer de l'intérieur «parce que c'est là que sont les masses» (sic) et des "anarchosyndicalistes" qui veulent faire une CNT qui participe aux élections, qui rassemble tout ce qu'il y a de "radical", un conglomérat de gens plus ou moins "révolutionnaires" aux pratiques semblables aux autres syndicats avec un discours un peu plus radical, un peu plus gauchiste. Comme si nous n'avions pas mieux à faire... Ces gens-là ne m'intéressent pas, mais qu'ils ne viennent pas dans mon organisation pour la noyauter et, en dessous de la table, tenter de la modifier contre l'avis des militants.

Nous avons de belles perspectives dans la situation actuelle, encore faut-il que nous nous montrions capables de défendre l'anarchosyndicalisme auprès des gens comme dans notre propre organisation.

http://direct.perso.ch/aff1203.html