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L'extrême-droite suissePar Claude Cantini Afin de mieux connaître l'extrême-droite de ce pays, nous avons demandé à Claude Cantini. auteur de plusieurs livres sur le sujet, de répondre à un certain nombre de nos questions. -- Dans ton livre «Les ultras» tu distingues les organisations réactionnaires, les groupements antidémocratiques et les mouvements clairement fascistes. Peux-tu brièvement expliquer où se situent les différences ? S'agit-il de divergences idéologiques ou est-ce avant tout les moyens d'action qui diffèrent ? -- Le fascisme ne tombe pas du ciel, il est le résultat de l'évolution d'une mouvance réactionnaire et nationaliste. En ce qui me concerne, j'aime affirmer que tout nationa-lisme est un fascisme en puissance, même si les politologues puristes trouvent cette affirmation par trop péremptoire. Au niveau du système démocratique, il est clair aussi que le rapport de forces grippe toujours plus son fonctionnement : à cause surtout de l'intervention lourde de groupes de pression (économiques et politiques) qui disposent des moyens nécessaires pour «former» l'opinion publique, selon leurs intérêts. C'est le premier échelon : celui que le professeur Erich Gruner appelle «démocratie réduite». Le deuxième échelon, caractérisé par la «démocratie autoritaire», est représenté par toute une série de mouvements politiques qui ont comme dénominateur commun -- nonobstant les adjectifs trompeurs dont ils s'affublent -- l'antidémocratisme. La gamme idéologique de ces mouvements est suffisamment large pour nous autoriser à parler, pour certains d'entre-eux du moins, de groupements à la limite du fascisme. Un esprit réactionnaire de base unit toutes les nuances de l'extrême-droite. A partir de quoi, par un effet de synergie, elles jouent les unes par rapport aux autres le rôle de courroies de transmission, provoquant ainsi, tout naturellement, une escalade idéologique, plus ou moins rapide suivant les circonstances sociales, qui mène vers l'extrême-droite musclée : c'est l'échelon terminal. De la pensée à l'action en quelque sorte : d'où la responsabilité écrasante (trop souvent niée, sous le prétexte de légitimes positions théoriques) d'une certaine catégorie d'intellectuels. C'est dans ce sens que Roger Francillon a écrit récemment (à propos de Gonzague de Reynold) : «L'opposition entre dictature totalitaire et droite autoritaire est certes justifiée, mais on peut se demander si, une fois le doigt mis dans l'engrenage de l'autoritarisme, la tentation totalitaire ne suit pas forcément». -- Tu montres aussi qu'il y a de nombreux liens entre certains groupes «ultras» et les partis gouvernementaux de droite. Pourrais-tu rappeler la nature de ces liens ? Comment les expliquer ? -- Étant donné que les partis gouvernementaux de droite sont par excellence le relais parlementaire des intérêts signalés plus haut, il me semble tout à fait normal que des liens personnels se développent entre partis bourgeois traditionnels et groupes plus ou moins extrémistes. Du reste, chaque parti de droite a sa frange «ultra» qui permet de faire aisément le joint : les exemples fournis par une Geneviève Aubry (radicale), par un Christoph Blocher (démocrate du centre), par une Suzette Sandoz (libérale) et par un René Berthod (démocrate-chrétien) ne sont pas uniques. En ce qui concerne les mouvements «à la limite», l'exemple de la Ligue vaudoise est aussi significatif : elle a représenté la première école idéologique de plusieurs frontistes des années 30 et 40. Du reste, toute l'histoire politique le prouve, si une partie de la troupe des mouvements philofascistes et philonazis a été fournie par des sous-prolétaires et autres travailleurs en crise, le gros et surtout les cadres moyens et supérieurs provenaient presque sans exception des partis de droite; vers lesquels, ces nationalistes fiévreux sont souvent retournés après l'échec de leurs tentatives totalitaires. En Suisse romande, le parti libéral a été particulièrement entraîné dans ce va et vient idéologique, comme dans certains cantons, le parti catholique-conservateur, devenu démocrate-chrétien. -- Dans «Les ultras», tu as fait un panorama général des groupes d'extrême-droite en Suisse jusqu'en 1991. Peux-tu nous décrire brièvement les groupes qui sont les plus actifs actuellement ? -- Depuis 1945, vingt-cinq ou vingt-six mouvements nazis/fascistes ont vu le jour en Suisse. Jusqu'en 1950, ce sont les nostalgiques d'avant-guerre qui se manifestent. La période 1950-1960 est caractérisée par le foisonnement des officines «anticommunistes» et des mouvements religieux réactionnaires. A partir de 1960, surgissent les groupements nationaux-intellectuels et depuis 1975, ceux à caractère national-populiste (renforcés ces dernières années par les mouvements formés de marginaux comme le naziskins). De tous ces groupes, une demi-douzaine subsistent aujourd'hui et sont plus ou moins actifs (le plus important, le Front Patriotique de Marcel Strebel, 350 membres, s'est sabordé en 1993). Le Nouvel Ordre Européen a été fondé à Zurich en 1951. Parmi les membres fondateurs, nous trouvons le lausannois Gaston-Armand Amaudruz qui en est encore le secrétaire général et qui publie, depuis 1952, le bulletin mensuel «Le courrier du Continent» (tirage mille exemplaires). La section suisse de ce mouvement compte une centaine de membres et diffuse, par correspondance, la littérature nazie interdite partout ailleurs, ou presque, en Europe. L'Eidgenössische demokratische Union (Union démocratique confédérale), une dissidence du Republikanische Bewegung (Mouvement républicain) de James Schwarzenbach, a été fondée à Winterthour en 1975 par Max Wahl. Elle a récupéré d'anciens frontistes ainsi que des membres de l'Action nationale. Les seules sections actives se situent en Suisse alémanique, celle du canton de Vaud, créée en 1987, périclite depuis lors. Son organe de presse (officiellement jusqu'en 1981) est «Eidgenoss» (tirage vingt mille exemplaires). Il est interdit en Allemagne depuis 1985, l'éditeur a été condamné en 1990 pour «agitation et incitation à la haine raciale». «Eidgenoss» a été sabordé par son éditeur-rédacteur en décembre 1994. Le Neue Nationale Front est né en Argovie en 1985, comme résultat de la politisation des groupes «skinheads» de Suisse alémanique. Il a publié «Der Wehrvolf» (1985-1987) et «Totenkopt» (1991-1993). Ajoutons que dans la région lausannoise -- ou G.-A. Amaudruz donne à son domicile des cours d'idéologie raciste à leur intention -- les naziskins vaudois ont édité, à Echallens, un bulletin interne intitulé «Guillaume Tell». En 1989, s'est constituée à Schaffhouse une branche autonome du Neue Front (dissous depuis) qui a pris le nom de National-Revolutionäre partei der Schweiz et compte encore une petite vingtaine de membres. Toujours en 1989, a été lancée en Suisse alémanique une section du Cercle Thulé de Genève (animé par l'avocat Pascal Junod, également promoteur de la librairie néonazie «Excalibur») qui elle a pris le nom d'Avalon. Malgré l'allure «fasciste en cravate», typique de la Nouvelle Droite française, de ces trois à cinq cents membres et sympathisants, cette section a admis en son sein le gros des militants de la Wiking Jugend (Jeunesse Viking) auto-dissoute en 1991. Rappelons que c'est ce même mouvement qui avait organisé la rencontre néofasciste de Vaulion en 1988. Un autre mouvement néonazi, le Parti Nationaliste Suisse et Européen a été créé en 1991 à La Chaux-de-Fonds et a publié depuis «Vehrvolf», tandis que sa section vaudoise publiait «Helvétie blanche». La trentaine de membres actifs du début semble avoir progressivement fondu, malgré le soutien du Nouvel Ordre Européen et du Cercle Thulé genevois. Le Parti Nationaliste Suisse et Européen s'est sabordé en octobre 1994, suite à l'acceptation de la loi contre le racisme. L'organisation genevoise Troisième Voie, en veilleuse depuis quelques années, vient de resurgir en 1993 sous le nom de Nouvelle Résistance, section suisse du Front européen de Libération, un mouvement national-révolutionnaire qui fonctionne, depuis la France, comme coordinateur en vue de la constitution d'un véritable parti. Enfin, au printemps 1994, un obscur Neo-faschistische Front a organisé dans la région de Berne une Deuxième rencontre internationale «skin» Comme l'a écrit Jürg Frischknecht «Les groupes d'extrême-droite déclarés comptent entre cinquante et cent activistes autour desquels se trouve un cercle de sympathisants qui sont entre cinq cent et mille. Leur force réside dans le fait qu'ils sont en bonne liaison les uns avec les autres et surtout parce que les gens qui regardent ouvertement avec sympathie les actions de ces groupes sont bien plus nombreux. Les actes de violence contre les étrangers ne seraient, par exemple, pas pensables si les coupables ne se sentaient pas comme des poissons dans l'eau». D'autant plus quand la police et la justice «ne voient pas de l'oeil droit», ce qui se traduit trop souvent -- même en laissant de côté les cas, malgré tout extrêmes, de policiers membres d'organisations xénophobes -- par un refus presque systématique d'accorder aux affaires traitées une motivation politique. Combien de fois l'abus d'alcool n'a-t-il pas été utilisé comme facile et unique explication ? -- Durant l'année 1994, l'extrême-droite a connu un revers avec l'échec du référendum contre la loi anti-raciste. D'autre part, on a moins parlé d'attentats contre des centres de réfugiés. Peut-on dire pour autant qu'elle est en perte de vitesse ? -- L'échec de l'extrême-droite, suite à l'approbation de la loi antiraciste en septembre dernier, est tout relatif. Le 55% de oui doit être comparé au maigre 45% de votants, ce qui veut dire en clair que -- confronté à un sujet d'une telle gravité -- plus de la moitié du corps électoral a choisi de ne pas se prononcer. Quant au 45% (du 45%) qui a voté contre la loi, les premières analyses estiment qu'au moins le quart provient, sinon toujours de racistes politiquement engagés (qui représenteraient «seulement» 10% des non), de gens sensibles aux arguments de l'extrême-droite. Certes, les attaques contre les lieux d'hébergement de requérants d'asile ont diminué, (septante-et-un en 1991, quarante-deux en 1992, neuf en 1993, trois en 1994). Cela signifie-t-il pour autant que les racistes ont baissé les bras ou sont en diminution ? La seule diminution dont on est sûr est celle concernant le nombre de réfugiés; suffisante, à mon avis, à expliquer les chiffres qui précèdent. A cela il faut ajouter un autre élément : le discours de plus en plus populiste -- non seulement des trois formations politiques parlementaires d'extrême-droite : Démocrates suisses (ex-Action nationale), Parti de la Liberté (ex-Parti des automobilistes) et Lega Ticinese -- mais aussi de la part de l'aile extrémiste et probablement majoritaire de l'Union démocratique du centre. En effet, face à la réaction négative de la majorité de l'opinion publique à l'encontre des actes de violence, a eu lieu, de la part de politiciens plus «sages» (pour le moment), la récupération (ou du moins la neutralisation) d'une partie des groupes qui prônent le racisme «actif» de type nazi. -- Certains groupes «ultras» ne seraient-ils pas une sorte de vivier, une antichambre, dans laquelle certains jeunes militants se feraient la main avant de devenir «raisonnables» et de rejoindre un parti de la droite classique ? -- Cette question rejoint logiquement la conclusion de ma réponse précédente. Il reste à voir si la «raison» de ceux qui rentrent en quelque sorte au bercail sera durable. Particulièrement en ce qui concerne les «skins» organisés; au delà d'une utilisation ponctuelle possible, l'approche des milieux bourgeois me semble sujet à caution, vu leur empreinte sociologique tout de même fort différente. -- Nous n'avons pas en Suisse un grand parti d'extrême-droite, comme le Front national en France, le parti de Haider en Autriche ou l'«Alleanza Nazionale» en Italie. Pourquoi ? Penses-tu qu'un tel parti puisse se constituer à l'avenir ? -- Pas dans l'immédiat en tout cas, l'histoire politique de la Suisse n'étant pas du tout comparable à celles qui ont marqué des pays comme la France, l'Allemagne et l'Italie. Le conservatisme helvétique n'a jamais connu de positions extrêmes (dans son ensemble s'entend) et la bourgeoisie a pu jouer bien davantage qu'ailleurs sur le consensus social; illusoire dans la pratique bien évidemment, mais qui pèse aujourd'hui encore sur les mentalités. La faiblesse de la gauche et la malléabilité des travailleurs (du reste assez éloignés, à la suite d'une forte mobilité sociale favorisée par une émigration importante, d'une conscience «ouvrière») ne peuvent pour le moment que tranquilliser la classe possédante et l'éloigner de ce fait de toute tentation pour des aventures plus ou moins totalitaires. -- Malgré les nombreuses divisions qui existent au sein de l'extrême-droite, il y a en Suisse une coordination qui fonctionne entre un certain nombre de groupes. Que sais-tu de ce sujet ? -- Cette question me donne la possibilité de relativiser un peu l'optimisme manifesté dans la réponse qui précède. Effectivement, sur l'initiative, entre autres de G.-A. Amaudruz, s'est constituée en 1982 une Coordination nationale qui a organisé depuis, à raison de trois à quatre fois par année, des réunions; elles se sont déroulées tout d'abord à Olten et ont lieu depuis 1987 à Fribourg (très exactement au Café de l'Espérance, rue du Progrès). Ces réunions rassemblent entre trente et quarante délégués des mouvements nazis/fascistes suisses, ainsi que des membres de l'ex-Action nationale et de ce qui reste (à Genève) de Vigilance. A l'assemblée générale de mars 1990, la Nationale Koordination s'est dotée d'un nouveau comité Elie Berset (Bâle) est resté à la présidence, Jean-Pierre Farjon (Gland) a remplacé Amaudruz à la vice-présidence et Martine Boimond (Carouge) a pris la place du lausannois Sylvain Collaud à la trésorerie. Il faut aussi insister sur le fait que les groupes suisses d'extrême-droite entretiennent des contacts suivis avec leurs camarades de l'étranger. A titre d'exemple, avec le Front national de Jean-Marie Le Pen, avec le mouvement social européen fondé par Maurice Bardèche (beau-frère de Brasillach) et, naturellement, avec les nombreux groupements néo-nazis allemands. -- Avec l'augmentation du chômage, les difficultés économiques et la crise d'identité des Helvètes (plus ou moins liée au problème Suisse-Europe), de nombreuses personnes sont séduites par les arguments des racistes et autres démagogues. Dans ce contexte, comment faire pour lutter contre l'influence de l'extrême-droite ? -- J'ai toujours pensé qu'il est plus facile d'être antiracistes et xénophiles quand on habite une villa à Jouxtens-Mézery ou à Collogny que si l'on doit partager avec d'autres (étrangers de tout horizon de surcroît) un triste HLM. Cela veut dire que pour contrer efficacement les «arguments» simplistes, voire mensongers de l'extrême-droite, il faut de façon impérative se pencher en premier lieu, bien au-delà de tout angélisme, sur les problèmes réels, car quotidiens, qui accablent justement les couches sociales les moins favorisées (ceux qu'on appelait autrefois le peuple) : travailleurs non ou mal qualifiés, chômeurs bien entendu, personnes âgées à bas revenu et plus ou moins atteintes dans leur santé, locataires. Problèmes qui se répercutent dangereusement sur l'esprit des jeunes et des moins jeunes. Même nos si paisibles sociaux-démocrates en conviennent, eux qui écrivaient récemment : «Une véritable politique antiraciste passe aussi par une politique sociale». Il ne suffit pas en effet de faire appel aux seuls bons sentiments. Puisque -- comme le rappelait avec force Brecht -- «le ventre de la Bête est toujours prêt à être fécondé», lorsque l'angoisse pour le lendemain s'ajoute à l'irrationnel et que les deux tiennent lieu de réflexion, le fascisme, sous toutes ses formes, n'est jamais loin.
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