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L'anarchisme est-il soluble dans l'extrême-droite ?

par Ariane

L'Affranchi no 10 (printemps 1995)

L'Affranchi poursuit son travail d'investigation sur l'extrême-droite avec un dossier constitué par cet article, un texte de Claude Cantini sur la situation de l'extrême-droite en Suisse et une information sur la secte Nouvelle Acropole. Ce premier article s'intéresse au phénomène dit des "passerelles"1, c'est-à-dire des groupes qui prétendent réunir dans le même camp les idéologies d'extrême-droite et d'extrême-gauche, le nationalisme et l'anarchisme.

Chacun connaît les thèmes habituels de l'extrême-droite : défense de la patrie, des hiérarchies, de l'autorité, lutte contre l'immigration... A côté des défenseurs de l'ordre moral, il existe une autre tradition plus "subversive", celle des véritables fascistes qui sont en train de "renouveler" leur credo en donnant, dans certains cas, une coloration véritablement révolutionnaire et anticapitaliste à leurs discours.

Pour ces gens, il paraît que les extrêmes se rejoignent ! Qu'il faut abandonner le clivage droite-gauche pour lui préférer la notion d'un «centre» et d'une «périphérie» : le premier étant constitué par «l'idéologie dominante, la seconde regroupant tous ceux qui n'acceptent pas cette idéologie». Cette idée est exprimée par Alain de Benoist, le principal penseur de la Nouvelle Droite française2. Cet intellectuel inspire un courant qui participe à la revitalisation de l'extrême-droite : le national-bolchévisme dont l'organisation française Nouvelle Résistance dispose d'une boîte aux lettres dans le canton de Genève.

Issue d'une scission de l'organisation Troisième Voie en 1991, Nouvelle Résistance se déclare favorable à un large front anti-système réunissant les anticapitalistes, les anti-impérialistes, les écologistes, les anarchistes... Ces révolutionnaires en chemises brunes semblent bien décidés à marcher sur les plates-bandes de pas mal de gens. Exploiter la confusion, pénétrer des groupes ou mouvements appartenant à d'autres idéologies, se servir de l'image des autres... voici leurs méthodes. En 1992, ils ont infiltré l'organisation de jeunesse des Verts d'Antoine Waechter. Ils créent des comités de lutte contre Mc Donald's, se vantent de participer aux mobilisations contre le tunnel du Somport, prennent la défense des minorités nationales (Bretons, Basques, Corses ou Croates...), publient des articles de solidarité avec Marc Rudin, ce militant suisse de la lutte palestinienne emprisonné au Danemark... Dans leur périodique Lutte du peuple, ils se présentent mêmes comme libertaires : «il ne fait pas de doute que nous revendiquons l'héritage de la tradition libertaire, en particulier celui du socialisme français d'inspiration proudhonienne ou blanquiste»3, et prennent comme référence un Comité central socialiste révolutionnaire, scission du parti blanquiste datant 1889(!), dont les fondateurs furent les compagnons de lutte du boulangisme et de l'écrivain nationaliste français Maurice Barrès. Le "socialisme national" ou national-socialisme a comme on le voit une longue histoire...

Il est assez intéressant de découvrir comment s'articule, chez les néo-fascistes, la liaison entre l'écologie et la défense des différentes cultures. Voici l'argumentation de madame Alika Lindbergh du Cercle national pour la défense de la vie, de la nature et de l'animal, une organisation proche du Front National en France : «Ce sont les enseignements de l'éthologie qui nous font condamner le métissage, destructeur de toute les grande races. Il produit une véritable bouillie, où, sans racines, sans traditions, plus personne ne se sent plus attaché à rien. C'est pour cela que les métis brésiliens -- le mélange de races le plus abominable que je connaisse -- sont incapables de défendre la forêt amazonienne.»4. Voici comment on établit un pont entre la défense de la bio-diversité dans la nature et celle de la pureté raciale. A Nouvelle Résistance on est plus fin, ce sont les cultures plutôt que les races qui ne doivent pas se mélanger; ils se battent contre le "cosmopolitisme". S'ils combattent l'impérialisme américain, par exemple, c'est parce qu'il est le produit d'un mélange de cultures. Pour eux, la guerre dans l'ex-Yougoslavie apparaît comme un événement favorable, permettant de renforcer les identités (et la pureté) de chacune des communautés, qu'elle soit serbe, bosniaque ou croate. Leur idéal de société est le modèle d'un grand empire -- antérieur au christianisme jugé trop égalitariste -- qui s'appuierait sur des petites communautés fermées sur elles-mêmes.

Dans un autre registre, nous avons évoqué dans l'Affranchi n°9, l'existence de pseudo-anarchistes authentiquement nazis d'une Alliance Ouvrière Anarchiste (AOA) elle-même liée à un mystérieux Mouvement anarchiste mondial. Cette engeance propage, entre autres, les thèses dites "révisionnistes" niant la réalité de l'holocauste nazi. Nous avions signalé une feuille particulièrement puante L'anarchie publiée au Mans. Son rédacteur, un certain Raymond Beaulaton, vient de décéder, ce n'est pas une grande perte... mais il semble avoir fait des petits, en particulier à Caen où se publie une Kontestation anarchiste 5. S'agit-il de cette «structure révolutionnaire libertaire liée à l'Organisation Ouvrière Anarchiste [qui] s'est déclarée publiquement favorable au Front Uni Anti-système tandis que quelques-uns de ses membres rejoignaient Nouvelle Résistance ?»6 Sans doute, puisque sur une feuille de l'AOA, Lutte du peuple est présentée comme appartenant à la "presse amie".

Ces liens entre nationaux-bolchéviques et "anarcho-fascistes" ont de quoi surprendre. Les premiers évitent toute référence à l'individu car la "communauté" constitue pour eux le principe de base de la nation. Au contraire, les membres de l'AOA se présentent comme des individualistes forcenés. Opposés à toute organisation, ils préconisent la révolution individuelle : «celle des esprits». Considérant que «la masse est réactionnaire», ils se déclarent «désintéressés des agitations grégaires» n'ayant «ni l'intention, ni la possibilité, d'intervenir dans la marche du troupeau humain vers le suicide»7. Le rapprochement entre ces deux groupes peut-il être expliqué autrement que par une adhésion aux mêmes valeurs, au même principes nazis ?

Un périodique répugnant : l'Homme libre

René Bianco de Marseille a eu la gentillesse de nous envoyer la fiche consacrée à l'Homme libre dans sa thèse sur la presse anarchiste d'expression française8. Voici un extrait de son étude : «Bien que cette revue continue de revendiquer l'étiquette anarchiste, (...) il ne fait aucun doute qu'une majorité d'articles, depuis les années 1967-1968, reprennent les thèmes traditionnels de l'extrême-droite antisémite». Créé en 1960, l'Homme libre est le plus ancien et le plus conséquent (en nombre de pages) des feuilles "anarcho-fascistes". Son rédacteur, un certain Marcel Renoulet, né en 1920, aurait roulé sa bosse dans le mouvement libertaire (normal) de St.-Étienne pendant une partie de sa vie9.

En tout état de cause, dans l'Homme libre, la volonté confusionniste est claire. Un article sur le film Un autre futur (documentaire sur les anarchistes dans la révolution espagnole) voisine avec un compte rendu d'une pièce de théâtre à la gloire du maréchal Pétain ! On y trouve pèle mêle des articles pour l'écologie et la défense des animaux (avec Brigitte Bardot), contre les immigrés, pour les médecines douces, contre les droits de l'homme, pour la liberté d'expression des "révisionnistes"...

L'idée qui prédomine est parfaitement réactionnaire, c'est celle d'un nécessaire retour au passé, à l'ordre primitif du cosmos, aux valeurs éternelles... ou à l'époque des gaulois, des celtes... car la civilisation moderne est décadente. Voici une citation choisie : «Enfermé dans le matérialiste, le sentimentalisme, le scientisme, l'Homme a perdu le contact avec l'Univers auquel il était originellement lié et était partie prenante (...). La spiritualité a quasiment disparu de la sphère occidentale et ne survivent que de pâles ersatz (par exemple, l'Église Catholique n'est rien par rapport à ce qu'elle a pu représenter au moyen-âge). Les grands penseurs d'autrefois ont disparu...»10

Au risque d'attrister le copain qui a écrit Une tentative de récupérer Stirner dans l'Affranchi n°9, il faut signaler qu'un plumitif de l'Homme libre s'amuse également a "interpréter" son auteur favori. Encore une citation : «Louis XIV, stirnérien ? Ce serait anachronique. Mais Stirner louis-quatorzien, reprenant à son compte le royal "L'État, c'est moi", pour congédier pape, princes et gouvernements afin de garder, seul, les clés du royaume de sa propre existence et celle du château de ses pensées, voilà l'image qui me séduit.»11 Malhonnêteté intellectuelle ? Et alors ! Il se trouvera peut-être quelqu'un pour mordre à l'hameçon et accepter un débat. Dans ce cas, le provocateur devient interlocuteur... Le texte dont la citation qui précède est tirée aurait dû être discuté -- selon son auteur -- à l'Atelier de création libertaire (ACL) de Lyon, si les copains de l'ACL n'y avaient pas mis le holà. Cet incident montre que des fascistes, travestis en anarchistes, cherchent le contact et la reconnaissance de certaines structures du mouvement libertaire.

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Alors les extrêmes se rejoignent-ils ? Tout rejet du système actuel est-il nécessairement totalitaire ? Les démocrates qui défendent ce point de vue doivent être assez surpris de voir qu'il a été adopté par les néo-fascistes. En ce qui nous concerne, nous continuons à penser que nos idées de liberté, d'égalité, d'auto-organisation des gens à la base... sont aux antipodes de la purée mentale des vieux et nouveaux fascistes de tout poil. Cela dit, il faut être vigilants, les membres de l'AOA semblent peu nombreux, mais leur structure pourrait être "revitalisée" par des gens qui veulent augmenter la confusion dans le mouvement libertaire, que ce soit Nouvelle Résistance ou d'autres.

La majorité des penseurs anarchistes auxquels nous nous référons ont vécu au XIXe siècle. Il ne faut pas prendre au pied de la lettre tout ce qu'ils ont écrit, mais essayer d'en restituer l'esprit qui n'est pas archaïque, mais résolument moderne. Confrontés au développement du capitalisme et à la constitution des États modernes, ils se sont efforcés de les combattre par la critique et en imaginant des alternatives. Certains, mais pas tous, ont cru au mythe de la "bonne société", naturelle, spontanée. Aujourd'hui, nous savons qu'il n'y a jamais eu de société bonne par nature, que toute société humaine est une construction sociale et qu'une meilleure société ne peut se construire que par la volonté collective des hommes et des femmes qui la composent. C'est pourquoi dans nos organisations et dans les luttes des exploités auxquelles nous participons, nous essayons de fonctionner de la même manière que nous le ferions dans la société libertaire que nous imaginons. Mais ce principe de base est loin de se suffire à lui-même. Il faut aussi se réapproprier collectivement et prolonger les réflexions qui ont été menées par les penseurs anarchistes du passé. C'est un gros boulot, mais il faut s'y mettre sérieusement si l'on ne veut pas que des mystificateurs exploitent notre image, nos références, pour défendre des idéaux et des valeurs exactement à l'opposé des nôtres.

1 Voir à ce sujet le livre de Tierry Maricourt, Les nouvelles passerelles de l'extrême-droite, Ed. Manya, 1993.
2 Cité in Réflex n°37, été 1992.
3 Lutte du Peuple n°14, avril 93. Il est juste de classer Louis Auguste Blanqui (1805-1881) parmi les socialistes français, mais non parmi les libertaires. Ses projets d'insurrection menée par une minorité armée ainsi que son idée d'établir une dictature et un régime de transition vers le communisme en font plutôt un précurseur de Lénine.
4 Citée in Jos Vander Velpen, Les voilà qui arrivent ! L'extrême droite et l'Europe, Epo-Reflex, 1993, p. 93.
5 Autres torchons rattachés à l'AOA : Libre examen à Perpignan, C'est un rêve à Marseille, Complot d'indifférence au Mans et l'Homme libre à St.-Étienne dont nous parlerons plus loin.
6 Lutte du Peuple n°23, sept.-oct.1994.
7 L'Homme libre n°127, avril-juin 1991.
8 Un siècle de presse anarchiste d'expression française dans le monde, Aix- en -Provence, 1988, 7 vol., 3503p.
9 Selon l'Ere nouvelle, mars-avril 1989.
10 Alain Clerc, l'Homme libre n°130, janv.-mars 1992.
11 Serge Ninn, l'Homme libre n°142, janv. 1995.

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