Espagne - L'affaire Marco(s)
Le 8 mai 2005 devait être une grande journée
pour les survivants espagnols des camps de concentration
nazis. Pour la première fois, 60 ans après
la libération des camps, un président
du gouvernement espagnol, José Luis Rodriguez
Zapatero, allait participer à une commémoration
officielle sur le site de Mauthausen où plus
de 5'000 de leurs compatriotes avaient été assassinés. La cérémonie du 8
mai devait se dérouler sans incident, même
si quelques journalistes notait l'absence inattendue
du plus connu des représentants de la déportation
espagnole, le catalan Enric Marco, reparti à Barcelone pour raisons de santé.
Deux jours plus tard, le scandale éclatait !
La maladie de Marco était purement diplomatique
: il avait été rappelé par des
membres de l'Amicale de Mauthausen qui venaient de
découvrir, accablés, que le président
de leur association réélu le 1er mai
2005 était un imposteur qui n'avait jamais
été prisonnier dans le camp de concentration
de Flossenbürg, ni engagé dans la résistance
française, comme il le prétendait, mais
un travailleur volontaire en Allemagne entre 1941 et
1943.
Le lièvre a été levé par
l'historien Benito Bermejo. Celui-ci a expliqué aux médias qu'une fois les preuves de la supercherie
de Marco réunies, il s'était adressé directement à l'entourage du président
Zapatero, afin que celui-ci soit averti avant la cérémonie
du 8 mai. Qu'un célèbre << survivant
>> des camps ait entièrement inventé son histoire est déjà du pain béni
pour les négationnistes, mais l'énorme
scandale qu'aurait provoqué la présence
de celui-ci lors de la commémoration internationale
de ce 60ème anniversaire, n'aurait pas manqué d'éclabousser le président espagnol...
Bermejo a raconté que ses doutes étaient
nés lors d'une première rencontre avec
Enric Marco à Mauthausen, en mai 2003. Le témoignage
du supposé survivant était à la
fois fascinant et imprécis. A côté de différents exploits soi-disant réalisés
durant la guerre civile espagnole, Marco prétendait
avoir été arrêté par la
gestapo à Marseille en 1941, à une époque
où les troupes allemandes n'avaient pas atteint
le sud de la France ! L'historien décida d'approfondir
la question. A l'automne 2004, il avait vérifié que le nom de Enric Marco ne figurait pas dans les
archives du Mémorial de Flossenbürg. Jugeant
cet indice insuffisant, Bermejo cherchait encore une
preuve irréfutable de l'imposture. Il allait
la trouver en février dernier dans les archives
du Ministère espagnol des affaires étrangères.
Là, des documents datant de 1943 établissaient
que << Enrique Marco Batlle prête ses services
comme producteur contracté par l'entreprise
Deutsche Wreck [pour Werk] A. G. de Kiel (Allemagne)...
>>(1)
Avant ce scandale, la figure de Enric Marco était
déjà, nous l'avons dit, bien connue du
public en Espagne, notamment parce qu'il a été le protagoniste du premier hommage rendu aux victimes
de l'holocauste par les Cortès (le congrès
des députés), le 27 janvier dernier.
En 2001, la Generalitat de Catalogne (gouvernement
régional) lui décernait la croix de Saint
Jordi, sa plus haute distinction civile, pour << toute une vie de lutte antifranquiste et syndicaliste,
et pour son engagement, durant 20 ans, à la
Fédération de parents d'élèves
de Catalogne (FaPaC), de laquelle il fut vice-président
pour Barcelone >>(2). Enric Marco donnait environ
120 conférences par an, dans les écoles,
sur son prétendu séjour dans les camps.
Il a ainsi raconté son << histoire >> à des milliers de jeunes...
Ancien secrétaire de la CNT espagnole
De plus ce que les médias ne manquèrent
pas de rappeler après qu'il fut démasqué il a été secrétaire général
du syndicat CNT. Cette dernière information,
qui est celle qui intéresse le plus les libertaires,
mérite d'être précisée.
Peu de journaux se sont sérieusement interrogés
sur la signification de ce fait. Seule La Nueva España des Asturies a souligné, par exemple, qu'à l'époque de son mandat à la tête
de l'organisation anarcho-syndicaliste entre avril
1978 et décembre 1979 l'imposteur portait un
nom différent : Enrique Marcos(3). On peut comprendre
que quelqu'un << catalanise >> son prénom,
mais pourquoi modifier un nom de famille ?
La plupart des médias a mis en exergue ce lien
passé avec la CNT ; lien qui n'avait évidemment
jamais été mentionné lorsque Enric
Marco était décoré par la Generalitat
ou invité à témoigner devant les
députés du Congrès. La palme revient
probablement au quotidien français Le Monde qui, dans son édition datée du 13 mai,
laisse croire que le mandat syndical de Marco au secrétariat
de la CNT est toujours d'actualité.
Dans plusieurs communiqués et courriers aux médias,
des représentants de la CNT ont précisé que Marco(s) a été l'un des acteurs du
processus de scission qui a débuté lors
du 5ème congrès de la CNT en décembre
1979, pour aboutir à la création de la
CGT espagnole en 1989. Des porte-parole de la CNT ont
aussi affirmé qu'ils ne croient pas que Marco(s)
ait fait partie de la Colonne Durruti durant la Guerre
civile espagnole, comme il le prétend. Selon
ceux-ci, les premières apparitions attestées
de Marco(s) dans les milieux anarcho-syndicalistes
datent de la fin des années 70, dans le syndicat
du métal de Barcelone(4). C'est ce syndicat
qui le proposa alors au poste de secrétaire
pour la région catalane, une responsabilité qui lui permit, peu après, d'occuper le poste
de secrétaire général, suite à la démission du secrétariat confédéral
précédent dont le siège était
à Madrid.
Voici comment, dans un ouvrage édité en
1984, Juan Gómez Casas, son prédécesseur
à la tête de la CNT, explique ce qu'il
savait, à l'époque, du personnage : << Qui était Enrique Marcos ? Pour ceux d'entre-nous
qui militions hors de Catalogne, il avait été le secrétaire du comité régional
de là-bas, ce qui à mes yeux et j'imagine
à ceux des autres, était en soit un titre
suffisant pour être secrétaire du comité national. En réalité, j'ignore si, dans
sa région d'origine, on lui connaissait des
antécédents militants. Je crois que même
aujourd'hui, on ne sait pas très bien d'où il venait. Marcos lui-même donnait une série
d'éléments biographiques assez contradictoires.
Il parlait de son intervention durant la guerre civile
dans une unité militaire déterminée,
alors que, vu son âge, c'était impossible.
Il évoquait aussi un dur exil et si je me rappelle
bien, avant de revenir en Espagne, une participation
au maquis français. Je crois que Marcos, personne
intelligente et faisant preuve d'initiative, avait
acquis de lui-même une formation confédérale
accélérée... >>(5).
Gómez Casas n'a sans doute jamais eu entre les
mains le livre de Eduardo Pons Prades et Mariano Constante
Los cerdos del comandante (Españoles en los
campos de exterminio alemanes) publié en 1978
et dans lequel Marco racontait, pour la première
fois(6), son prétendu séjour dans les
camps nazis.
Qui donc était Enric Marco et pourquoi s'est-il inventé
un faux passé de déporté ? Les journalistes qui
ont traité de cette affaire ont émis diverses
hypothèses. Dans les milieux de gauche et libertaire qu'il
fréquentait, Marco aurait eu honte d'avoir collaboré
à l'effort de guerre nazi, il aurait ainsi eu l'idée de
s'inventer un passé plus glorieux. Des psychologues et
psychiatres consultés évoquent des traits pathologiques,
ceux une personnalité narcissique et mythomane. Selon certains,
une fois découvert, un tel imposteur s'effondre
psychologiquement. Or ce n'est pas exactement ce qui c'est passé
avec Marco. Dans son premier communiqué de presse après
le scandale, il reconnaissait ne pas avoir été
interné au camp de Flossenbürg, mais disait avoir tout de
même été emprisonné en Allemagne <<
sous l'accusation de conspiration contre le 3ème Reich >>.
Un 3ème Reich qui l'aurait relâché en 1943 en lui
permettant de rentrer en Espagne ! Prétendant avoir menti pour
mieux dénoncer l'horreur nazie, cet homme de 84 ans a même
demandé à l'Amicale de Mauthausen de pouvoir continuer
à donner des conférences. Aux journalistes, il
déclarait << toutes les choses que j'ai dites sont des
vérités dans la bouche d'un menteur. Je les ai lues et
écoutées venant d'autres compagnons. Je suis un
faussaire, un imposteur, oui, mais je dis de grandes
vérités >>(7).
Mentir pour la bonne cause ?
Cette idée du mensonge pour la bonne cause est
curieusement défendue par un certain nombre de libertaires en
Espagne, notamment dans des forums de discussion sur Internet. C'est
à Rafael Cid, qui s'exprime dans l'organe de la CGT(8), que nous
devons l'exposé le mieux élaboré de cette
théorie. Son texte, intitulé : << Moi non plus je
n'étais pas à Mauthausen >> dénonce certes
l'imposture de Marco, mais s'interroge : << faut-il le gazer
parce que tricheur ? >>. Cid dénonce la campagne de presse
contre ce militant dont il rappelle les faits d'armes : des
années passées en prison sous le franquisme, des coups
reçu par la police lors d'une manifestation en 1978 ... tout
cela pour dire que si << cet homme a menti, du fait d'un besoin
probablement pathologique de reconnaissance, pour se mettre à la
tête d'un groupe d'aînés victimes du totalitarisme
>>, il est infiniment moins condamnable que toute une
série de puissants, d'espions, de flics, coupables de crimes
innombrables que les médias ne se donnent pas la peine de
dénoncer. D'ailleurs Marco a reconnu son erreur, ce que ne font
pas les menteurs en col blanc.
Pour Cid, il existe deux types de mensonges, celui d'un Marco <<
qui consiste à usurper une identité pour
représenter un collectif d'humiliés et de vaincus
>> et le mensonge officiel, celui << qui consiste à
occulter une vie durant des activités antisociales,
délictueuses et anti-démocratiques au service d'une
dictature tout en se faisant passer pour un démocrate >>.
Et Cid se mets à dénoncer des franquistes recyclés
par la démocratie espagnole qui ont camouflé <<
jusqu'à la fin leur mépris pour les vaincus et les
persécutés >>, alors que Marco ne serait qu'un
<< maladroit >> qui mentait << par solidarité
avec les victimes >>. Enfin, Cid défend le discours
prononcé par Marco devant les Cortès, << discours
si politiquement incorrect qu'il a provoqué des reproches de la
part des ambassadeurs d'Israël et des Etats-Unis >> parce
quuote il dénonçait les nouveaux camps de concentration,
notamment à Guantanamo, en Palestine et en Irak... Ne pas voir
que de tels propos participent de l'entreprise de banalisation du
nazisme appelée négationnisme(9), surtout quand on sait
que le type qui les tient est un faux déporté, n'est-ce
pas faire preuve d'aveuglement voire de complicité... Cid
conclut son article par une curieuse épigraphe : << Mentir
c'est dire le contraire de ce que l'on ressent >>. Pour Cid, les
légendes, la mythologie ont sans doute la même valeur que
les travaux historiques rigoureux, du moment qu'on y croit !
Sans aller aussi loin que Cid, d'autres militants trouvent
des circonstances atténuantes à Enric
Marco. Citons le cas d'un certain I. Muñis qui
s'exprime dans la rubrique << Opinion >> du journal CNT. Pour Muñis, le mensonge de Marco
est une exagération liée à << une expérience démontrée dans
les cachots de la gestapo >>. Expérience
démontrée par qui ? Par les déclarations
de Marco lui-même ? Et << sans jamais justifier
l'imposture >> Muñis déclare, après
réflexion, qu'il se << solidarise avec
Enric (...), travailleur infatigable, vaillant et excellent
père >> ! Dans ce même article Muñis,
qui a fait le déplacement à Mauthausen
le 8 mai dernier, dit avoir apprécié le discours prononcé à cette occasion
par l'ancien déporté Eusebi Pérez
au nom de l'Amicale de Mauthausen ; discours << qui connectait le passe9 et le présent en se
référant à la guerre d'Irak, Guantanamo,
la situation des immigrants, celle des Palestiniens
ou des Sahraouis, sous le regard déconcertant
et inquiétant des représentants d'Israël
et des Etats-Unis... >>(10). Or ce le texte de
ce message avait préalablement été rédigé par... Enric Marco. Curieuse aussi
l'explication donnée par la nouvelle direction
de la dite Amicale, qui accuse maintenant le chercheur
Benito Bermejo de << mauvaises intentions >>(11)
à leur encontre. La bombe a été désamorcée, mais elle pollue encore.
Un malade ?
Nous l'avons dit, selon des journalistes et certains
experts, Enric Marco serait un mythomane qui aurait
agit par besoin maladif d'être protagoniste.
Un pauvre type quoi, particulièrement doué pour berner son monde. Pour nous, cette explication
est un peu courte, même si nous ne pouvons, à l'heure actuelle, que poser des hypothèses pour
tenter remplir les cases vides.
Ce qui est attesté, c'est qu'au début
de 1943, Marco rentre de son séjour en Allemagne
et qu'en 1978, on le retrouve à la tête
de la CNT. Entre ces deux dates, il y a un trou de
35 ans. Les indications pour cette période sont
rares et, à notre connaissance, elles ont été données par le mythomane lui-même. Cid
affirme que Marco a été en prison sous
le franquisme, mais ne donne aucune précision.
Est-ce vrai ou s'agit-il d'une autre invention ?
Un fait attesté est que son premier << témoignage
>> de << déporté >> a été
publié dans un livre qui porte les signatures de Eduardo Pons
Prades et Mariano Constante. Or, Pons Prades a vraiment
été maquisard en France et Constante a réellement
été déporté à Mauthausen. Comment
ces deux témoins véritables ont-ils pu croire au
récit de Marco ? Certes, il s'agit d'un virtuose du mensonge,
mais son histoire devait aussi être drôlement être
bien ficelée.
Le nom de Flossenbürg n'est pas celui qui vient
en premier à l'esprit quand on parle de camps
de concentration. Or, pour un imposteur, le choix de
ce camp situé sur territoire allemand était
particulièrement judicieux, comme l'a noté un journaliste dont nous reprenons ici l'argumentation(12).
Avant que Marco ne se manifeste, on n'y connaissait
aucun survivant espagnol, mais il existe une liste
de 14 morts de cette nationalité. C'était
un camp très différent de celui de Mauthausen
où ont été internés et
se trouvaient rassemblés la majorité des déportés espagnols. A Flossenbürg,
les commandos travaillaient de manière séparée
et les prisonniers se connaissaient à peine.
Dans son premier récit, Marco disait y être
resté peu de temps et avoir été déplacé d'un endroit à l'autre
sans pouvoir entrer en contact avec qui que ce soit.
Le risque que de vrais déportés infirment
son histoire était donc pratiquement nul.
Même s'il prétend avoir étudié l'histoire
contemporaine, il est difficile de croire qu'un mécanicien comme
Enric Marco ait pu imaginer tout seul un pareil scénario.
Aurait-il été aidé ? Et même en admettant
que Marco ait tout inventé lui-même, est-il possible
d'imaginer qu'en devenant secrétaire général de la
CNT une organisation révolutionnaire dotée d'une
réel potentiel à l'époque sa biographie n'ait pas
intéressé les services de renseignements espagnols ? Or
c'est justement en 1978, la première année de son mandat
à la tête de la CNT, que sort l'ouvrage avec son pseudo
témoignage. Et qui possède la seule preuve absolue du
fait qu'il n'a pas été déporté dans un camp
allemand ? Le ministère des affaires étrangères,
soit l'administration espagnole. Bref, même si Marco
n'était pas déjà appointé par l'un ou
l'autre des services de sa majesté, ceux-ci auraient
été en mesure de le soumettre à un chantage...
Nous n'avons aucune preuve de ce que nous avançons
ici, mais une telle hypothèse aiderait peut-être
aussi à expliquer la suite de sa longue carrière
de << déporté >> qui l'a
amené, faut-il le rappeler, à être
le seul << survivant des camps >> a s'être
exprimé devant le Congrès des députés
espagnols. Bien sûr, Marco s'était pris
au jeu, il y avait pris goût, c'était
devenu pour lui une seconde nature... Mais peut-être
aussi se sentait-il invulnérable, convaincu
d'être protégé. Est-ce un hasard
si, pour dénoncer l'imposture, l'historien Bermejo
s'est adressé directement à l'entourage
du président Zapatero ?
Retour en arrière
Aujourd'hui, en Espagne, les personnes qui se revendiquent
de l'anarcho-syndicalisme se trouvent principalement
dans deux organisations, la CNT et la CGT. Ce qui les
distingue notamment, c'est l'attitude face aux élections
syndicales et aux comités d'entreprise. Alors
que la CNT refuse la participation à ces institutions
qu'elle considère comme des instruments de collaboration
de classes, la CGT y participe, comme le font d'ailleurs
tous les autres syndicats. Nous n'entrerons pas ici
dans une évaluation des forces de l'une ou de
l'autre de ces deux organisations, mais il est clair
qu'il s'agit de syndicats relativement petits, même
au regard du désert syndical général.
Maintenant, si l'on revient à la fin des années
70, on ne peut guère imaginer que ceux qui animèrent
alors de dures confrontations idéologiques au
sein de la CNT recherchaient un tel résultat.
Nous sommes étonnés de noter, par exemple,
que le processus scissionniste qui a abouti dix ans
plus tard à la naissance de la CGT ait été initié, lors du 5ème Congrès de
décembre 1979, par des militants issus du courant
dit << intégral >> ou << global
>> qui étaient partisans d'une action
plus largement ouverte sur l'écologie, le féminisme,
la vie de quartier... Bref, quelque chose qui a bien
peu à voir avec le syndicalisme réformiste
développé aujourd'hui par la CGT. Que
des gens qui dénonçaient alors le bureaucratisme
supposé de la CNT aient fait naître un
syndicat doté d'une bureaucratie rétribuée
est pour le moins paradoxal. Tout c' est passé comme si les courants les plus centrifuges, radicaux
aussi bien que réformistes, avaient tiré à la même corde isolant ainsi ceux qui
souhaitaient développer un anarcho-syndicalisme
cohérent (nous entendons par là des formes
d'action et d'organisation qui préservent l'autonomie
des travailleurs et qui contiennent le projet d'une
société libre et égalitaire).
Dans une organisation comme la CNT qui n'a pas de permanents
rétribués, il ne peut pas y avoir de
véritable bureaucratie ; pourtant, cela ne signifie
pas que les secrétaires même s'ils sont
chargés de tâches avant tout techniques
n'aient pas de pouvoir. Porte-parole ou chargés
de diffuser l'information, ils peuvent fort bien abuser
de leur responsabilité, surtout s'ils s'appuient
sur un réseau plus ou moins occulte. Un provocateur
investi d'une opération peu amicale aurait ainsi
tout avantage à avoir des relais dans plusieurs
de ces réseaux, pour en exploiter les contradictions...
On nous dira que nous faisons de l'histoire fiction.
Peut-être, mais l'époque dont nous parlons
ne fut pas exempte de provocations et de crimes d'Etat
et l'on est en droit de s'interroger.
La transition démocratique espagnole n'est pas
compréhensible, si l'on ne tient pas compte
des puissantes mobilisations ouvrières et populaires
qui l'ont accompagnée. A la mort du dictateur,
en 1975, le régime n'était pas en mesure
de se réformer de lui-même. Au début
de 1976, un puissant mouvement de grèves se
produisit dans tout le pays. La police en arriva à perdre le contrôle de certaines localités.
En mars 76, à Vitoria, un soulèvement
populaire se solda par plusieurs morts... Comme le
rappelle l'historien Javier Tusell << la transition
espagnole fut pacifique, mais durant la période
1975-1980 il y eut 460 morts >>(13) victimes
de la répression, d'attentats, d'assassinats
politiques, etc. Toute la complexité de l'affaire
était donc de manoeuvrer de manière à ce que la pression populaire nécessaire, pour
faire entendre raison aux dignitaires du régime,
ne dégénère pas dans un mouvement
social non contrôlable. Si l'on en croit Tusell,
c'est avant tout l'habileté du président
Adolfo Suarez associée aux bons offices du parti
communiste qui permirent de normaliser le processus
de transition. Avant même la légalisation
de son parti le 9 mars 1977, Santiago Carrillo, le
dirigeant du PC, commençait à négocier
avec le gouvernement. Dans la foulée de leurs
accords politiques (acceptation de la monarchie, loi
électorale, amnistie...) le PC et le gouvernement
élaborèrent un pacte social (pacte de
la Moncloa) qui, au nom de la consolidation démocratique,
invitait les principaux partis politiques, les syndicats
et les organisations patronales à instaurer
l'austérité salariale en échange
de quelques contreparties. A la différence des
syndicats CCOO et UGT, la CNT refusa ce pacte, en disant
que les travailleurs n'avaient pas à faire de
cadeaux à un patronat qui les avait exploité de manière éhontée durant les
40 ans qu'avait duré la dictature. Or, à l'époque, la CNT bénéficiait d'une
véritable audience. Elle avait notamment animé d'importantes grèves, comme celle des pompistes
qui avait paralysé pratiquement tout le pays.
Quant on sait que tout cela se produisait dans un contexte
de crise économique (entre 1978 et 1984 plus
de 20% des emplois industriels ont été détruits en Espagne, un pourcentage supérieur
à celui de l'Italie ou de la France), on peut
raisonnablement penser que le développement
d'une organisation syndicale comme la CNT dérangeait.
Provocations, répression et autres faits troublants
Le 15 janvier 1978, à la suite d'une manifestation
contre le pacte de la Moncloa convoquée par la CNT à
Barcelone et à laquelle près de 15'000 personnes avaient
participé, la salle de spectacles de la Scala prit feux. Quatre
travailleurs devaient trouver la mort dans ce violent incendie. Deux
d'entre eux étaient affiliés à la CNT, syndicat
qui regroupait d'ailleurs la majorité des travailleurs de la
Scala. Dès le début de l'enquête, la CNT et la FAI
furent désignées comme responsables des faits. De
très jeunes militants furent arrêtés et
torturés. Ils avouèrent s'être vu proposer par un
certain Joaquín Gambín de lancer des cocktails Molotov
contre la salle de spectacle, ce qu'ils auraient refusé de
faire. Plusieurs d'entre eux furent cependant lourdement
condamnés alors que Gambín, connu pour être un
indicateur de police, ne fut jamais inquiété(14). A cette
occasion, le ministre de l'intérieur, Martin Villa, devait
déclarer que le mouvement libertaire était ce qui
l'inquiétait le plus à cause de ses
antécédents terroristes et violents. Comme l'a fait
remarquer Gómez Casas, le ministre se trompait lourdement (ou
mentait délibérément), car le terrorisme qui
était apparu en Espagne et qui s'y est incrusté a
été porté par d'autres protagonistes(15).
Le 14 février 1978, Agustín Rueda, militant
anarchiste catalan était torturé et assassiné par des fonctionnaires de la prison de Carabanchel
(Madrid) suite à la découverte d'un tunnel
creusé par des détenus en vue d'une évasion.
La CNT dénonça publiquement cet acte
criminel, mais ce qui intéressait surtout les
médias, c'était de savoir si Rueda qui
avait été arrêté pour avoir
tenté d'entrer en Espagne avec des armes était
adhérent à l'organisation. Quelques jours
plus tard, un attentat coûtait la vie au directeur
général des prisons. Avant que celui-ci
ne soit revendiqué par un groupe marxiste-léniniste,
plusieurs organes de presse insinuèrent que
la CNT était responsable de cet attentat.
D'autres incidents semblent montrer qu'une action plus
ou moins concertée visait à faire passer
la CNT pour une organisation peu recommandable. Nous
n'en donnerons qu'un seul exemple : Gómez Casas
raconte que le 23 février 1978, une bombe constituée
de 30 cartouches de dynamite fut découverte
dans l'entrée de l'immeuble qui abritait les
locaux de la CNT à Madrid. Selon la version
policière, la mèche de la bombe avait
été éteinte par un passant qui
avait ensuite alerté la police. Quelques jours
plus tard, le passant en question fit une apparition
dans les locaux de la CNT. Il s'agissait d'un délinquant
habituel, qui expliqua qu'il avait éteint la
mèche << parce qu'il n'avait rien à perdre >>(16). Aussi bien les événements
dramatiques que nous avons évoqués plus
haut, que des incidents curieux comme celui-ci ont
désorienté une partie des militants.
Certains se sont éloignés, d'autres en
ont perdu le sens du réel... Si ces réactions
disparates étaient de plus encouragée
depuis le coeur de l'organisation, certaines évolutions
ultérieures s'expliqueraient peut-être
plus facilement.
Nous sommes bien conscient du fait que l'affaiblissement
du mouvement libertaire espagnol est dû à une multitude de facteurs. Même si l'on n'a pas
une vision policière de l'histoire et que l'on
ne croit pas à la << théorie du
complot >>, on aurait tort de sous-estimer le
<< traitement >> auquel une organisation
qui se dit révolutionnaire peut être soumise
de la part de l'Etat qu'elle menace, surtout si elle
a une influence, même potentielle. Savoir qu'un
imposteur comme Enric Marco s'est trouvé à la tête de la CNT espagnole dans l'une des périodes
les plus tendues de son histoire récente n'est
donc pas anodin et nécessiterait une relecture
historique rigoureuse qui reste à faire.
M. Argery, juin 2005
Notes
1) Citation tirée de El País du 15.05.05.
2) Selon El País, 11.05.05.
3) << Cuando Enric Marco era Enrique Marcos >> La Nueva España no 916 du 22.05.05. Cet article
cite le témoignage de José Luis García
Rúa, vétéran militant anarcho-syndicaliste,
qui déclare sur ce point qu'au sein de la CNT
<< nous l'avons toujours connu comme Marcos,
et c'est sous ce nom qu'il apparaissait aussi bien
sur les affiches que dans la documentation du syndicat,
le nom de Marco est une nouveauté pour moi >>.
L'auteur de l'article, un certain J. C, souligne quant
à lui que, dans les informations relatives à deux actes publics auxquels Marco(s) participa en 1978
à Oviedo et en 1980 à Gijón, La
Nueva España le mentionne également comme
Enrique Marcos.
4) El Periódico Mediterraneo, 20.05.05.
5) Juan Gómez Casas, Relanzamiento de la CNT 1975-1979,
Ed. CNT-AIT, Paris, 1984, p. 150.
6) Les prétendues << mésaventures
>> de Enric Marco dans le camp de Flossenbürg
sont relatées dans deux ouvrages rassemblant
des témoignages de survivants des camps. Tout
d'abord dans celui Eduardo Pons Prades et Mariano Constante,
Los cerdos del comandante, Barcelona, Argos Vergara,
1978 ; puis, plus récemment, dans celui de Jordi
Ribó et David Bassa, Memòria de l'Infern,
Barcelone, Ed. 62, 2002. Dans ce second livre Marco
s'attribue un rôle particulièrement glorieux,
jouant sa propre vie aux échecs avec un nazi
ou sauvant celle d'un grand nombre de ses compagnons...
Toutefois, les lecteurs attentifs ont noté des
contradictions entre les deux récits. Par exemple,
dans le premier livre, Marco prétend avoir été libéré à Kiel, en mai 45, par
des soldats canadiens, alors que dans l'ouvrage de
2002, il aurait été libéré à Flossenbürg le 22 avril par des américains.
7) El País 15.05.05.
8) << Yo tampoco estuve en Mauthausen >>,
Rojo y Negro Dijital 12.05.05.
http://www.rojoynegro.info/2004/article.php3?id_article=5102http://www.rojoynegro.info/2004/article.php3?id_article=5102
9) Le négationnisme consiste à dédouaner
nazis de leurs crimes en les présentant comme
étant de même nature que n'importe quels
crimes de guerre. Il nie ou minimise l'extermination
systématique des juifs d'Europe et l'existence
des chambres à gaz. Tomber dans ce piège,
pour des anticapitalistes et des libertaires, c'est
faire le jeu de l'extrême-droite. Ceci indépendamment
de la condamnation légitime des crimes de guerre
et autres horreurs commis par les Etats-Unis et Israel.
Pour lire des extraits du discours de E. Marco, voir
El País du 28.01.05.
10) << Libertarios españoles en Mauthausen
>>, CNT, juin 2005.
11) Pour Jaume Alvarez, actuel président de l'Amicale
de Mauthausen, Bermejo originaire de Salamanque aurait
ourdi << une vengeance contre la Catalogne à cause des papiers de la guerre >> El País,
06.06.05. Cela parce que la Generalitat de Catalogne
vient d'obtenir la restitution de ses archives datant
de la Guerre civile, au grand dam de la mairie de Salamanque
où toutes les archives sur la période
étaient centralisées jusqu'ici.
12) Carlos E. Cué, El País, 15.05.05.
13) Javier Tusell, Dictadura franquista y democracia Historia de España, XIV, 1939-2004, Crítica,
Barcelone, 2005, p. 279.
14) Selon Pablo César Carmona Pascual, Transiciones.
De la Assemblea Obrera al proceso de Pacto Social,
CNT (1976-1981), Anselmo Lorenzo, Madrid, 2004, p.
95.
15) Juan Gómez Casas, op. cit., p. 120.
16) Ibid, p. 124.
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